jeudi 11 octobre 2018

UN ASTRONOME MAROCAIN AU PRINTEMPS DE SEPTEMBRE À TOULOUSE



Astrolabe d'Abû Bakr Ibn Yûsuf, exposé au musée PAUL-DUPUY à Toulouse, depuis 1898. 
HISTOIRE DES HOMMES ET DES SCIENCES

Regardez bien cet astrolabe : Il porte en lui l’histoire du Maroc et l’histoire des sciences du 13ème siècle, dans notre pays. Il a été fabriqué en 613 de l’Hégire, soit 1216/1217,  à Marrakech par l’astronome marocain, Abû Bakr Ibn Yûsuf. Depuis 1898, il est exposé au musée Paul-Dupuy à Toulouse.
La date de fabrication correspond à la dynastie almohade. Marrakech venait d’être fondée, en 1062, par Youssef Ben Tachfine sur " des terres qu’il avait achetées, cher, chez les habitants d’Aghmat " (dixit Al-Idrissi) et le minaret de  la mosquée  Koutoubia à peine  construit. Autant dire qu’à cette époque, la population de cette ville ne devait pas être très nombreuse, quelques milliers au plus. Ce qui explique le sens de l’inscription gravée sur tous les astrolabes d’Abû Bakr :
                             صنعه أبو بكر بن يوسف بمدينة مراكش عمرها الله سنة
 " Fait par Abû Bakr Ibn Yûsuf à Marrakech que Dieu l’agrandisse, année… " et donc l’agrandisse du point de vue démographique…
Inscription au dos des astrolabes d'Abû Bakr. Ici, astrolabe de Strasbourg. 
"Fait par Abû Bakr Ibn Yûsuf à Marrakech que Dieu l'agrandisse, année 605 Hégire"

- Depuis 1216/1217, date de fabrication de l’astrolabe de Toulouse jusqu’au milieu du 18 ème siècle, on ne sait rien du parcours de cet instrument.
- On le retrouve à Toulouse au début du 18 ème siècle. L’un des tympans de cet astrolabe est conçu pour fonctionner sous la latitude de Saragosse, guère loin de Toulouse. Il aurait traversé les Pyrénées, comme butin ou après une transaction commerciale.
- Il fait partie de la collection des descendants de Pierre-Paul Riquet, constructeur du canal du Midi. On peut se demander si cet astrolabe n’aurait pas été utilisé pour des relevés  topographiques dans ce projet pharaonique.
-  En 1791, cet astrolabe fait partie des instruments de mesure utilisés par l’astronome Jacques Vidal, directeur de l’Observatoire de Toulouse.
- En 1893, il est cédé au musée Saint-Raymond de Toulouse, d’où il est transféré au musée Paul-Dupuy.

Les astrolabes d’Abû Bakr Ibn Yûsuf sont conservés dans les musées suivants (quelques données sont extraites de "Frankfurt  Medieval Instruments Catalogue") 


       Objet



Date de fabrication

Lieu d’exposition

Observations

1. Astrolabe universel

584 H  -  1188/1189

LE CAIRE

Construit selon la méthode d’Ali Ibn Khalaf

2. Astrolabe

603 H  -  1206/1207

Sotheby’s
Vendu par Sotheby’s en 2007.
https://www.sothebys.com/en/search-results.html?keyword=astrolabe+ab%C3%BB+bakr

3. Astrolabe

605 H  -  1208/1209
Musée de l’Observatoire. STRASBOURG
Décrit par F. Sarrus, mathématicien, en 1852, Faculté des sciences. Strasbourg.


4. Astrolabe


610 H  -  1213/1214
Musée des Civilisations.
RABAT
Auparavant, exposé à la Kasba des Oudayas. Actuellement exposé sans le nom d’Abû Bakr effacé !


5. Astrolabe


613 H -  1216/1217

Musée Paul-Dupuy TOULOUSE
Il a été exposé à Rabat au MMVI, en 2015, le nom d’Abû Bakr Ibn Yûsuf effacé !


6. Astrolabe


615 H -  1218/1219
Ancienne collection du BARON LARREY

Médecin de Napoléon Bonaparte

7. Astrolabe

Modifiée
Instituto de Valencia de Don Juan
MADRID

Retravaillé avec un nom de fabricant différent

8. Araignée et tympans


Non datés


Science Museum
LONDRES

Il manque la mère de l’astrolabe

ABÛ BAKR IBN YÛSUF, AMBASSADEUR DE LA CULTURE MAROCAINE, DEPUIS DES SIÈCLES

En résidence à Toulouse pour mes études, j’ai découvert cet astrolabe en 1965 au musée Paul-Dupuy. Étant originaire de Marrakech, lieu de sa fabrication, je n’avais jamais entendu parler  d’astronome de cette ville, ni à l’école primaire, ni au collège ni au lycée. Pas plus en lisant les journaux ou en regardant  la télévision. Personne n’avait jamais prononcé ce nom autour de moi. Voila donc un savant astronome marocain qui a fabriqué des pièces maîtresses exposées dans des musées en Europe mais qui n’a aucune existence ni dans sa ville ni dans le reste du Maroc ! Il n'y a qu'à voir le tableau, ci-dessus, des astrolabes d'Abû Bakr dans les musées à travers le monde: c'est toujours dans les musées au Maroc qu'il a des problèmes!

J’ai alors compris deux choses, très rapidement :
 La première est que ce savant marocain est volontairement ignoré  (dans le sens de méprisé aussi) par les responsables dans son pays et ce traitement est valable pour tous les autres savants de l’époque faste des sciences marocaines. Toutes les recherches que j’ai pu faire depuis 53 ans n’ont fait que renforcer ce constat.
La deuxième chose est que pour lutter avec d'autres, car il s’agit bien d’une lutte contre une résistance féroce et obscurantiste, pour la réhabilitation de ces savants et de leur histoire, tous mes efforts seront sans aucun effet si je ne maîtrisais pas moi-même cette science.
Depuis, j’ai  avalé tout ce que j’ai eu entre les mains, comme livres, documents et études sur l'astronomie musulmane, l’astrolabe et le cadran solaire. J’ai étudié les traités du moyen âge, comme celui de Jean Philopon d’Alexandrie. Visité des dizaines de bibliothèques et de musées dédiés à ces domaines. Lié des relations avec les rares ateliers, au Maroc et à l’étranger, qui construisent encore des astrolabes. Fait construire un astrolabe pour être utilisé, à Casablanca, Marrakech, Fès et en France.
J’ai partagé ce savoir dans des conférences dans des Écoles d’Ingénieurs, des Facultés des sciences, des centres culturels, des lycées, des musées (Amis du musée Paul-Dupuy de Toulouse). Mon blog   www.marocitineraires.blogspot.com  est consacré, entre autres,  aux sciences musulmanes et aux savants marocains. Quelquefois, ces efforts sont couronnés de succès, comme la découverte, en mai dernier, de sept savants astronomes marocains dans le " Museum of the History of Science" à Oxford, en Angleterre…
Ces activités peuvent mener aussi  à des rencontres agréables et tout à fait inattendues comme  celle du festival " Printemps de Septembre "  de Toulouse!

ABÛ BAKR IBN YÛSUF AU PRINTEMPS DE SEPTEMBRE DE TOULOUSE

Ce festival est un événement majeur d’art contemporain qui a lieu à Toulouse et sa région, de manière biennale. Des œuvres sous différentes formes (peinture, sculpture, film, théâtre…) sont présentées dans des musées, des théâtres, des centres culturels et d’autres lieux de culture.
Parmi les œuvres proposées cette année, il y a un film*  " Ultramarine " dans lequel …je joue un tout petit rôle ! Évidemment, je ne suis pas un acteur, mais cette aventure mérite d’être racontée, car elle met sous la lumière, encore une fois, l’œuvre de l’astronome marocain Abû Bakr Ibn Yûsuf !!
Ce film traite de la question coloniale et de l’esclavage en faisant dialoguer des objets choisis dans les riches collections des musées de Toulouse et de sa région : la carte géographique du moyen âge,  mappa  mundi d’Albi, des fresques apocalyptiques, un automate musical, et …. l’astrolabe d’Abû Bakr Ibn Yûsuf !       
Cette « installation vidéo » est l’œuvre de Vincent  Meessen,  un artiste et un cinéaste belge bien connu dans le monde de l’art contemporain, en Europe et en Amérique. Lors de la préparation du film, Meessen avait jeté son dévolu  sur cet astrolabe qu’il voulait faire intervenir dans son histoire, racontée  par un poète afro-américain, Kain the poet. Il ne voulait pas filmer un  instrument scientifique inerte et muet. Il avait donc besoin de quelqu’un pour le manipuler devant sa caméra, le démonter, le monter, raconter son histoire, expliquer sa conception et son fonctionnement…
Le musée Paul-Dupuy oriente alors Meessen vers moi qui me trouvais à Casablanca et un accord est rapidement conclu pour que j’aille jouer ce rôle à Toulouse, le 29 janvier dernier (2018).

TOURNAGE AU MUSÉE, ACTION !

Je me suis retrouvé un matin de janvier dans une salle du musée Paul-Dupuy à Toulouse  avec Vincent Meessen et son équipe, venus de Belgique. Le musée était alors fermé pour les visites du public, pour cause de tournage du film. L’astrolabe d’Abû Bakr Ibn Yûsuf est extrait de sa vitrine et posé sur une table devant moi. Il m’a fallu quelques instants pour m’habituer à l’ambiance de tournage dans le noir et au mot « Action ! », lancé par Meessen, pour la reprise après les pauses.

Une scène avec l'astrolabe au Musée Paul-Dupuy                                    Photo extraite du film "Ultramarine"


J’ai toujours vu cet instrument dans une vitrine depuis 53 ans. Au musée qui le conserve, Paul-Dupuy à Toulouse, au Louvre à Paris et au MMVI à Rabat où il a été exposé, en 2015, sans le nom de son fabricant ! 
Maintenant, je l’ai à portée de main (gantée) pour trois heures environ, même s’il n’en reste que trois minutes dans le film.
En même temps que je parle de sa théorie, je démonte l’astrolabe et libère l’araignée, un disque qui représente le ciel avec ses étoiles les plus brillantes, visibles à la latitude des lieux de la mesure. Cette araignée comprend aussi le cercle appelé écliptique et qui représente l’orbite du soleil autour de la Terre. En effet, la conception de l’astrolabe repose sur l’hypothèse de la révolution du soleil autour de la Terre ! C'est seulement au 16 ème siècle que Copernic va proposer la théorie héliocentrique, de la révolution de la Terre et des autres planètes autour du soleil.   
Sous l’araignée, se trouve le tympan qui représente la Terre et qui est conçu pour la latitude du lieu de la mesure. Quand on travaille de nuit, on tourne l’araignée jusqu’à amener une étoile sur le cercle de hauteur correspondant sur le tympan et dans cette position on lit, à l'aide d'un ostensoir (règle), l’heure sur le limbe (couronne) de l’astrolabe…
Je vois maintenant comment les cercles représentant l’équateur, les tropiques du Cancer et du Capricorne sont finement gravés. Les Almicantarats (cercles de hauteur) sont gravés de 3° en 3° et les cercles d’azimut de 10° en 10°.
Ah, je vois qu’il manque le crochet de l’étoile جناح الغراب (Gienah, Aile du corbeau), dont l’identification moderne est γ Corvi. On peut lire ce nom en arabe, en bas sur la photo de l’astrolabe. Ce crochet a dû être cassé, il y a quelques siècles. Il est normal que, après plus de 800 ans de bons et loyaux services, cet astrolabe ait une petite pièce qui manque ou que quelques mots gravés soient difficilement lisibles avec l’usure due aux frottements et aux manipulations. Après huit siècles!!
Astrolabe d'Abû Bakr démonté, l'araignée entre les mains.            Photo extraite du film "Ultramarine"


GRANDE ÉLÉGANCE ET RIGUEUR SCIENTIFIQUE

Mais où se trouvait donc l’atelier d’Abû Bakr  à Marrakech ? Personne n’en sait rien. Je le situerais dans le centre de ce qu’était cette ville au 12 ème siècle. Donc, à l’intérieur d’un cercle d’un rayon d’environ 400 mètres et dont le centre serait la Koubba almoravide, près de Madrassat Ben Youssef. Plus précisément, entre les Haddadines (les forgerons) et le Souk Nhass (marché du cuivre), toujours opérationnels.
Je vois cet atelier avec, suspendus au mur des compas de différentes tailles, des boussoles, une carte géographique d’Al-Idrissi, des outils pour découper le métal, graver et ciseler des mots en arabe coufique. Sur un autre mur, il y a écrit la liste des villes avec leur latitude, pour lesquelles les astrolabes d’Abû Bakr étaient destinés. Le nom de celles-ci est gravé sur le tympan des astrolabes.

MAROC :  Sijilmassa (29°) - Marrakech (31°) - Fès (34°) - Sebta (35°30’).
AL-ANDALOUS : Almeria (36°30’) -  Séville (37°30’) -  Cordoue (38°30’) - Tolède (40°) - Saragosse (41°30’).
ORIENT : Misr (Le Caire 30°)  -   Al Qods (Jérusalem, 32°) - Mecca (La Mecque, 30°) - Al Madina (Médine, 25°).

Voici, à titre d'exemple, le tympan de l'astrolabe qu'Abû Bakr Ibn Yûsuf a fabriqué pour la ville de Jérusalem. On peut lire au-dessous du centre du disque:

لعرض بيت المقدس و لكل بلد عرضه لب و ساعاته يدح

(Les lettres surlignées en bleu sont des chiffres de la numérotation abjad)

"Pour la latitude de la ville de Jérusalem et pour tout lieu de latitude 32° et d'un climat de 14 heures et 8 minutes."

Et dire que cet instrument éminemment scientifique était fabriqué, il y a 800 ans, dans une ville marocaine, à 4000 km de Jérusalem, son lieu d'utilisation ! 

Tympan de l'astrolabe d'Abû Bakr fabriqué pour Al Qods (Jérusalem). 


Sur des étagères, Il y a posés de beaux étuis en velours ou en cuir dans lesquels seront rangés ces instruments de mesure du temps, avant leur envoi aux destinataires. Des instruments qui allient à la fois une grande élégance avec la rigueur scientifique.   
Combien de savants astronomes ont utilisé les astrolabes d’Abû Bakr, depuis huit siècles ? Combien de princes, de sultans, de chefs militaires les ont palpés ?
Ces astrolabes, conservés dans des musées prestigieux en Europe, sont le reflet de la civilisation marocaine au 13 ème siècle. Ils font la page de couverture d’ouvrages sur l’astronomie antique, sont l’objet de thèses et d’études approfondies, et viennent quelquefois intervenir, comme instruments de découverte ou même de conquête, dans des films qui racontent l’histoire et la condition des Hommes.
  Abû Bakr Ibn Yûsuf et ses compatriotes astronomes d’Oxford et d’ailleurs font connaître le Maroc, à l’étranger, comme un pays de grande tradition scientifique. Malheureusement, ils ne sont ni connus ni reconnus par le Maroc officiel. Il faut bien se rendre à l’évidence: les savants marocains honorés à l'étranger, représentent, malheureusement, un Maroc qui n’existe plus.
Pour inverser cette tendance négative, les responsables au Maroc doivent changer leur attitude, contre productive et justement peu responsable, de « Rien dit, rien vu et rien entendu ». En attendant ce revirement, très peu probable, on voudrait espérer un sursaut artistique et patriotique de la part des gens de l’art et de la culture au Maroc : les artistes, les peintres, les sculpteurs, les écrivains et les cinéastes marocains  devront  prendre à bras-le-corps la vie et l’œuvre  de ces savants qui représentent notre pays depuis des siècles, sans que nous le sachions. Ils contribueront ainsi à faire connaître, au public marocain et à nos visiteurs étrangers,  l’histoire de ces savants, qui est aussi notre Histoire…        
  
Alors, ACTION ! 


* "Ultramarine" est projeté au Musée Saint-Raymond à Toulouse, du 21.09 au 21.10.2018.


Avec mes remerciements au musée Paul-Dupuy et à Vincent Meessen.


Abdelmalek Terkemani


On peut laisser des commentaires dans la page facebook  Maroc histoire et culture


vendredi 24 août 2018

LA DEUXIÈME MORT DU SAVANT MAROCAIN ABDALLAH BEN SASSI - DIALOGUE AVEC LES ABSENTS D'OXFORD


Museum of the History of Science  Oxford - Angleterre

DESTRUCTION DE LA TOMBE D'UN VÉNÉRABLE  SAVANT MAROCAIN 

Aujourd’hui, j’ai rendez-vous avec les huit savants marocains d’Oxford, au "Museum of the History of Science". On en avait convenu lors d’une brève rencontre, il y a quelques jours.  C’est une chance unique dans une vie.   
Je  marche dans cette  vieille ville anglo-saxonne, avec ses colleges,  ses musées, ses bibliothèques, ses églises, et je me dis que je vais rencontrer ici dans ce décor, qui m’est peu familier, des savants marocains du 11ème au 19ème siècle. Ces derniers ont le khôl aux yeux, portent des pantalons bouffants et des turbans magnifiques. Ils représentent une partie de l’Histoire des sciences. Le destin les a réunis ensemble  dans ce  musée pour l’éternité, alors que dans leur pays on (le gouvernement) feint d’ignorer jusqu’à leur existence…

Ces pensées m’aident à parcourir les quelques centaines de mètres qui me séparent du musée et à préparer, dans ma tête,  ma rencontre avec ces savants. Seulement voilà, mon désarroi est total, car  je n’ai rien de bon, venant de notre pays, à leur annoncer: Après la publication de l’article « Savants marocains : Honorés à Oxford, ignorés par leur pays »,  j’ai eu des informations tristes et dramatiques concernant l’un d’eux, Abdallah Ben Sassi (écrit Abdoullah Ibn Sasi au musée MHS). 
En effet, mes amis Hamid Triki, historien et Fouad Al-Marsawi, chercheur, membres de l'Association Mémoire de Safi, m’ont fait savoir que ce savant était l'astronome du sultan Mohamed Ben Abdallah (1715-1790) et d'autres sultans alaouites. Seulement au sein de la population safiote, il était (il est toujours) considéré surtout comme un saint: Sidi Abdallah Ben Sassi ! Il y a quelques années, les travaux d’extension du port de Safi ont balayé, sans ménagement, sa tombe et tout un cimetière avec. Cette tombe,  entourée d’un muret, objet de vénération par la population de Safi, a disparu à jamais et, avec elle, le souvenir d’une école d’astronomie, constituée autour de ce savant. Cette destruction est ressentie, douloureusement à Safi, comme la deuxième mort d'Abdallah Ben Sassi.
Je suis consterné et ne sais pas comment aborder cette question avec les savants marocains d'Oxford. Déjà qu’ils souffrent de l’ignorance dans laquelle leur pays les tient depuis des siècles,  si je dois, maintenant, leur annoncer que les responsables marocains du 21ème siècle se mettent à détruire leur tombe, cela va dépasser l’entendement !

Voici, en hommage à Abdallah Ben Sassi, les photos face et dos de son astrolabe exposé au Museum of the History of Science à Oxford. C’est  la seule trace matérielle (sa tombe ayant disparu)  qui reste de lui et qui se trouve, quel hasard et quelle chance, en Angleterre ! Et personne de Safi et du Maroc ne le savait jusqu'à cette découverte. L'inscription gravée au dos de cet instrument scientifique est :  الحمد لله صنعه عبد الله بن ساسى غفر الله له و لوالديه
 "Louange à Dieu. Fabrication d’Abdallah Ben Sassi que Dieu lui pardonne à lui et à ses parents".  Elle est bien caractéristique de l’humilité de l’homme de science qui implore la clémence divine.
FACE ASTROLABE D'ABDALLAH BEN SASSI          (PHOTO DU MHS)
DOS ASTROLABE D'ABDALLAH BEN SASSI              (PHOTO DU MHS)
 Inscription au dos de l'astrolabeالحمد لله  صنعه عبد الله بن ساسي غفر الله له ولوالديه          (PHOTO DU MHS)                                   
Arrivé au musée (entrée libre et gratuite), je fonce vers la salle de réunion. Je connais parfaitement les lieux maintenant, après plusieurs visites : Cette salle se trouve au sous-sol (basement), en dehors du circuit des visiteurs du musée. Je traverse le mur de brouillard et me retrouve dans la même salle de notre première rencontre. Les savants marocains sont déjà là. Normal, ils habitent au musée. Je les reconnais tous comme si nous étions de vieux amis. Mohammed Al-Idrissi est venu aussi, comme convenu, de Bodleian Library, en traversant la rue Broad Street. Ils sont huit en tout : Al-Khama'iri, Al Harrar, Al-Idrissi, les deux frères Mohammed et Hassan Al-Battouti, As-Sahli, Ben Sassi, et As-Sabban
Curieusement, quelques uns sont plus jeunes que ce que j'imaginais. Chacun est occupé, en silence : Mohammed et son frère Hassan Al Battouti feuillètent un livre, Al-Idrissi inspecte un planisphère, modèle réduit du sien. Un autre ajuste son turban et Al-Harrar  termine l’esquisse d’un astrolabe. Abdallah Ben Sassi lui, a l’air figé, les yeux fixés sur un point imaginaire sur la table de réunion ; j’ai compris qu’il savait déjà, à propos de sa tombe au Maroc ! Cela me revient maintenant, l’un des savants  m’avait dit qu’ils étaient eux aussi connectés. Normal, ce sont des hommes de science.
Sans un mot, Al-Harrar qui préside la réunion, me désigne ma place, amicalement avec sa main, entre Mohammed As-Sabban et Abdallah Ben Sassi. Ce dernier a devant lui une feuille blanche et un crayon.
Une fois tout le monde assis, Ben Sassi prend  son crayon et se met à écrire quelque chose, de la plus belle calligraphie qui soit. Du coin de l’œil, je suis le seul à voir ce qu’il écrit :                                                    
          عبد الله بن ساسى إزداد بأسفى و لا زال حاضرا فى أكسفورد، بإدن الله
   « Abdallah Ben Sassi, né à Safi est encore présent à Oxford,  par la volonté d’Allah ». 

 En un tour de main et avec une grande habileté (il a déjà construit des astrolabes), il fabrique avec cette feuille,  un chapeau qui s’adapte parfaitement à la forme du carton de présentation, posé devant chaque participant. La ligne écrite est, maintenant,  bien visible par tous et rigoureusement parallèle à la bordure du carton. Une fois cette activité terminée, il fait signe, discrètement du menton, à Al-Harrar pour indiquer que la réunion peut commencer. Pendant quelques secondes, nous marquons tous un silence total,  pour montrer que nous partageons la tristesse de Ben Sassi qui est aussi la nôtre.


DIALOGUE AVEC LES ABSENTS MAROCAINS D’OXFORD

Al-Harrar prononce, alors, quelques paroles de compassion, en notre nom à tous, à l’adresse de Ben Sassi. Ensuite, il ouvre la réunion en se tournant vers moi :
-Ya ‘Abdoulmalik. Sois le bienvenu. Je suis ici depuis plus d’un siècle et je n’ai pas souvenir d’avoir eu une réunion, dans ces conditions, avec un visiteur marocain de ce musée. De quoi veux-tu que nous parlons ?
- Je  tiens à vous remercier Maîtres, dis-je,  pour ce privilège que vous m’accordez. Je suis venu du Maroc, pour admirer vos œuvres. J’ai découvert vos astrolabes et la plus ancienne copie du livre de Mohammed Al-Idrissi, avec une fierté et un plaisir immenses. Puisque vous me laissez le choix, je souhaiterais analyser avec vous cette situation qui est une véritable honte pour notre pays : dans ce même musée où nous discutons maintenant, vos œuvres sont considérées comme des trésors et sont exposées pour être les témoins des progrès des sciences dans l’Histoire  et pendant ce temps les responsables marocains ne montrent aucune fierté, aucune dignité, aucun intérêt pour les savants marocains, quand ils ne saccagent pas leur tombe!
- C'est une tragédie, lance Al-Harrar posément et en pesant ses mots. Je ne pense pas me tromper en disant que tous les savants, philosophes et géographes marocains dont les œuvres sont exposées à l’étranger ont eu des parcours similaires aux nôtres et donc vivent la contradiction dont tu parles, de la même manière. Quand nous avions fabriqué ces astrolabes ou écrit ce livre نزهة المشتاق فى إختراق الأافاق , nous ne savions pas que nos œuvres allaient finir dans des musées aussi prestigieux. De notre temps, les musées n’existaient pas. Maintenant nous sommes là et le hasard ou le destin nous ont  rassemblés dans cette ville, loin de notre pays. Chaque jour qui passe, nous voyons défiler des visiteurs du monde entier, très peu de visiteurs des pays d’Islam et très rarement des Marocains. Chaque jour qui passe, c’est une torture intérieure de voir ici un intérêt et une animation extraordinaires d’un public international  autour de nos astrolabes alors que chez nous au pays, tout est fait pour que l’on ne parle jamais de nous. Heureusement que nous sommes ensemble pour nous soutenir les uns les autres. Je dois dire aussi que nous avons le soutien des savants des autres nationalités qui ont des œuvres exposées ici. Eux qui sont présents ici,  sont également présents dans des bibliothèques ou des musées de leur propre pays. Leurs œuvres et leur vie sont l’objet de très nombreuses études et thèses, chaque année. Ce qui n'est pas notre cas et nous le prenons pour une grande injustice de la part de notre pays.

- C’est vraiment  une situation inacceptable, dis-je. J’ai longtemps réfléchi à ce qui est à l’origine de cette situation et j’espère que nous allons y voir plus clair, compte tenu de vos propres expériences. Quand je me penche sur la période après l’Indépendance du Maroc depuis 1956,  je me dis qu’il y a environ une centaine de personnes qui ont été ministres de l'Enseignement de différents niveaux et de la Culture, en 62 ans. Ces personnes se sont relayées à la tête de ces départements avec des talents divers et des résultats plus ou moins positifs. Mais côté introduction des savants marocains et de l’Histoire du Maroc dans les programmes d’enseignement d’une part et présence de ces savants et de leurs œuvres dans les musées marocains, d’autre part, les résultats sont globalement  nuls et lamentables. Il y a une sorte d’accord tacite pour ne rien changer aux traditions de camouflage de l’Histoire du Maroc, quels que soient les partis politiques représentés et les opinions déclarées. Ces personnes ont préféré sauvegarder leur intérêt personnel et préserver leur situation, plutôt que réaliser ce que leurs fonctions exigent et que les Marocains attendent d'eux. 
IBN ROCHD (1126-1198) DEVANT LES REMPARTS DE CORDOUE         Photo Terkemani                          
   
- Alors là, intervient Al-Harrar, ce dont tu parles est pratiquement notre sujet de discussion quotidien. Si tu gardes les yeux fixés uniquement sur cette période après l’Indépendance, tu verrais les effets mais non l’origine de ces comportements. Nous, autour de cette table, nous avons vécu du 11ème  au 19ème siècle, et nous sommes à même de voir, beaucoup mieux, ce qui s’est passé dans l’Histoire du Maroc. Nous avons nous-mêmes été témoins de certains événements. Notre constat est le suivant : Au Maroc, historiquement, le passage du pouvoir, d’une dynastie à une autre, ne s’est pas toujours fait de manière paisible. Ces périodes de transition entre dynasties se sont déroulées souvent en  donnant lieu à des événements sanglants, avec de longues séquences de troubles. Dans ces conditions, la nouvelle dynastie construit des murs, au sens propre comme au figuré, entre elle et celle qui l’a précédée. Un rideau opaque  est tiré pour que l’on ne parle plus des hommes illustres de cette dernière, qu’ils soient politiques, savants, philosophes, géographes ou poètes.

À chaque passage d’une dynastie à une autre, c’est un pan de l’Histoire du Maroc qui disparaît. Le comportement des responsables après l’Indépendance, a perpétué, machinalement, la tradition du rideau opaque  avec la véritable Histoire du Maroc. Après des siècles, l’effet de cette « tradition » devient dévastateur pour le patrimoine historique, scientifique et culturel marocain.
- Je dois avouer, dis-je, que les responsables actuels s’accommodent très bien de cette tradition. Ils sont particulièrement insensibles aux attentes du public marocain, dans ces domaines. Par exemple, les expositions,  organisées dans un musée de Rabat, qui coûtent des milliards lourds, sont à des années-lumière des attentes des Marocains pour connaitre leur propre Histoire, c’est aussi une manière d’épaissir l’opacité du rideau. Et il n'y a jamais de compte à rendre... 
A cet instant, Mohammed Al-Battouti fait signe pour  prendre la parole.     
-  Il y a, dit-il, un phénomène insidieux qui a pris naissance, il y a une quarantaine d’années en Espagne et au Portugal et qui va finir par dépouiller notre pays d’une bonne partie de ses Hommes illustres. Naturellement, depuis ce temps, les responsables marocains ne se rendent compte de rien. Leur indifférence et leur inertie aident énormément ces deux pays dans cette  entreprise.
Ibrahim Zarqali avec son astrolabe
Timbre espagnol
Nous avons avec l’Espagne et le Portugal une Histoire commune, celle d’Al-Andalous , et par voie de conséquence, des hommes illustres communs.  Il est de bonne guerre que chaque pays dise que ces hommes sont les siens. Depuis la disparition des dictatures de Franco en Espagne et de Salazar au Portugal, ces pays ont voulu  s’approprier, progressivement, une partie de leur Histoire musulmane : celle des huit siècles d’Al-Andalous. On a vu alors, depuis la fin des années 70, des statues de philosophes, de savants, de poètes et même d’hommes politiques musulmans, trôner dans les villes d’Andalousie. Des savants illustres, ont leur effigie sur les timbres-poste, et Tarik Ibn Zyad a son image sur un billet de banque de Gibraltar. Abou Al-Walid Ibn Rochd a sa statue devant les remparts de Cordoue et Mohammed Al-Idrissi, ici présent, a la sienne à Sebta (Ceuta)!  
TARIK IBN ZYAD (? -720) SUR UN BILLET DE BANQUE DE GIBRALTAR

Pour accompagner ce mouvement, une Fondation publique, «  El legado Andalusi » (L’héritage d'Al-Andalous) a été créée, à Grenade, avec des départements d’histoire, des sciences, d’architecture, de musique et même de cuisine...Cette Fondation est à la base d’une production considérable  de documents, de festivals, de documentaires, de films et d’expositions  qui font connaître l’histoire d’Al-Andalous aux Espagnols et à leurs dizaines de millions de touristes, chaque année. Il arrive que certains de ces touristes internationaux nous rendent visite au pays, par la suite. Ils ont alors tout le loisir de constater, sur place, la très grande différence dans le traitement des hommes illustres communs, de part et d'autre de la Méditerranée! J’ai le regret de vous dire que cette "guerre d’appartenance" est peut-être déjà perdue par notre pays.
De son côté, Mohammed Al-Idrissi  prend la parole :
- Mes frères, comme vous le savez, je suis né à Sebta en 1100 , ville marocaine alors sous souveraineté almoravide. Tôt ou tard Sebta et Mlilya seront récupérées par notre pays, le Maroc, c'est dans l'ordre naturel des choses. J’ai fait mes études à Cordoue, capitale d'Al-Andalous   et pour cela l’Espagne veut s’approprier ma vie et mon œuvre. Comme nous tous, j’ai subi l’effet du rideau opaque, mais en plus on m’a fait le reproche, durant des siècles, d’avoir effectué l’essentiel de mes travaux à l’étranger, en Sicile. Le "Nouzhat" est une œuvre encouragée par un roi normand chrétien, Roger II, et réalisée par un géographe marocain musulman. Au 12 ème siècle, c’est une preuve du vivre-ensemble et de tolérance, exactement comme notre présence ici, nous Marocains, autour de cette table, dans un musée à Oxford en Angleterre. 
 MOHAMMED AL-IDRISSI (1100-1165) A SEBTA

-Vous avez raison, Maîtres, dis-je, cette situation devient très problématique. Actuellement, l'Espagne considère ces hommes illustres communs, dont la vie était partagée entre le Maroc et Al-Andalous, comme exclusivement les siens. Elle avance l'argumentation suivante: "On leur a fait des statues en Andalousie, des tableaux les montrent  dans nos musées et leurs livres sont conservés dans nos bibliothèques. Nous avons dix fois plus de livres ou de thèses sur eux chaque année que ce que vous avez au Maroc. Dans la plupart de nos écoles primaires ou de collèges, on fait une initiation  aux sciences en pays d’Islam, avec des cours sur l'astronomie musulmane, l’astrolabe et le cadran solaire. Vous en êtes encore à effacer le nom de vos savants dans vos musées !"
 Il est vrai que dans ce domaine, nous nous sommes créés nous-mêmes de grands obstacles dans la lecture de notre Histoire : pour nos hommes illustres, pas dans les musées, pas dans les livres, pas sur des timbres-poste, pas sur des billets de banque, pas de statues, pas de bustes, pas dans les programmes scolaires, pas de documentaires de télévision, pas de films,  autant dire que  cette cause est perdue d’avance ! Nous continuons de  parler de nos hommes illustres comme des chimères et, quand nous voulons les connaître en profondeur ou simplement nous assurer qu'ils ont bien existé, nous nous référons à ce que nous pouvons trouver dans les bibliothèques et les musées étrangers. En d'autres termes, la politique du rideau opaque fait que, maintenant, nous sommes entièrement tributaires de l'étranger pour notre propre Histoire, entre autre scientifique ! 

La discussion s’est prolongée dans la nuit, jusqu’à ce que Al-Harrar fasse mine de clore les débats.
- Ce que je constate, dit-il à la fin, c’est que la situation est gravissime et je ne sais pas quand des mesures seront prises. Qu’est ce qu’ils attendent pour faire quelque chose?  mais qu’est ce qu’ils attendent ?
A cet instant, le savant Mohammed Ibn Sa’id As-Sabban* qui n’a rien dit de toute la réunion, marmonne, en caressant sa barbe blanche :
-Ils attendent le déluge !  
Le temps de réaliser la liaison qu’il y a entre le mot "déluge" et son nom "As-Sabban", et c’est un éclat de rire général dans la salle. Même Ben Sassi affiche un sourire très discret. Un grand écran s’allume alors et montre des gens habillés comme au moyen âge qui agitent des banderoles. Comme ils font des signes amicaux à l’adresse des savants marocains, j’ai compris que notre réunion était filmée et suivie par l’ensemble des savants des autres nationalités de ce musée. Les petites banderoles qu’ils agitent portent des slogans : "La culture est universelle" ! "Solidarité avec les savants marocains" ! Tout le monde est debout dans la salle.
J'ai senti alors qu'il existe une grande solidarité entre les savants de ce musée. Ils montrent bien qu'ils sont les chaînons liés les uns aux autres dans la longue marche du progrès scientifique, pour le bien de l'humanité. Comme la réunion se termine et qu'il fait tard, je décide de quitter le musée. J'étreins longuement, avec des frissons, un par un, chacun des savants marocains, en faisant le tour de la table de réunion. Dans ces moments extrêmement émouvants, l'un d'eux, je ne sais plus lequel, a attrapé la manche de ma veste et l'a humée comme pour respirer un peu de l'air du Maroc! Un autre me glisse au passage: لا تنسناش "Ne nous oublie pas! et dis-leur au pays, que nous faisons de notre mieux pour porter haut le nom du Maroc dans un musée prestigieux de l'Histoire des sciences en Angleterre". 
La nuit tombe sur Oxford et je retrouve, progressivement, le monde des vivants. Maintenant, j'ai un objectif réel et bien vivant aussi, qui fait suite à ma promesse à mes Maîtres, les savants marocains d'Oxford : les faire connaître et les réhabiliter dans leur propre pays, le Maroc, comme ils le sont déjà et depuis des siècles, honorés et respectés à l'étranger.

*As-Sabban = Nettoyeur, laveur.


عبد المالك التركماني
Abdelmalek  Terkemani

Au prochain article 3: La réhabilitation des savants marocains d'Oxford commence à se réaliser dans la ville de Safi !  

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