jeudi 10 septembre 2020

AL-ANDALOUS ET LE "PATRIMOINE MONDIAL" EN ESPAGNE: RETOUR SUR DES TRAGÉDIES OUBLIÉES...


Monument à Antequera (Andalousie): Famille musulmane expulsée d'Antequera, en 1410, après un siège de plusieurs mois de l'Alcazaba.                                           Oeuvre de Jésus Gavira Alba, Octobre 2010

Ce monument rappelle, qu'entre le 14ème siècle et 1609, environ un million de Musulmans ont été expulsés d'Espagne. Cette famille musulmane, jetée sur les routes de l'exil et des privations, va se réfugier à Grenade d'abord, avant d'être expulsée définitivement d'Espagne. L'homme tient dans sa main droite la clé de la maison familiale, qu'il ne reverra plus jamais; il voit au loin les sommets de la sierra Nevada qui vont leur indiquer le chemin de Grenade. La femme protège leurs enfants, en les enveloppant avec son corps. Six siècles plus tard, la ville et les monuments  que cette famille a contribué à édifier et qu'elle a été forcée de quitter, vont être déclarés "patrimoine mondial" de l'humanité. Sans évocation des siècles de souffrance que vont subir cette famille et sa descendance...


À L’ORIGINE DU PATRIMOINE MONDIAL…

Le  patrimoine mondial ou certaines fois le patrimoine mondial de l'humanité,  est un ensemble de biens culturels et naturels présentant un intérêt exceptionnel pour l’héritage commun de l’humanité.
Dans les années soixante du siècle dernier, le temple d’Abou Simbel, en Egypte, allait être englouti définitivement,  en raison de la construction programmée du Haut barrage d’Assouan (السد العالي). L’Unesco (organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture)  avait lancé alors une campagne mondiale pour le sauvetage de ce temple. Au cours de travaux réellement pharaoniques (1962-1968), ce temple a été découpé bloc par bloc (1305 blocs dont certains atteignaient trente tonnes) et l’ensemble  de ces  monuments ont été remontés 64 mètres au dessus de leur emplacement initial. Depuis ce sauvetage impressionnant des eaux du Nil, ce temple a été visité et admiré  par des millions de touristes. Il continue d’être l’un des témoins fidèles de l’une des plus grandes et des plus anciennes civilisations dans l’Histoire humaine.

 Cette opération et d’autres,  allaient attirer l’attention du monde entier sur l’importance  de préserver le patrimoine légué à l’humanité et, par la suite, donner naissance au concept de « Patrimoine mondial ».   
Ce dernier fait l’objet d’un traité international, intitulé « Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel », adopté en 1972 par tous les pays membres de l’Unesco.

« Le patrimoine est l'héritage du passé dont nous profitons aujourd'hui et que nous transmettons aux générations à venir. Nos patrimoines culturel et naturel sont deux sources irremplaçables de vie et d'inspiration. »
— Extrait de la convention de 1972.

Après la création du Comité du patrimoine mondial et l’adoption de 10 critères de sélection, les premiers sites ont été inscrits en 1978.  
A ce jour, la liste des sites,  inscrits comme patrimoine mondial culturel, compte 1121 biens répartis dans les cinq continents. Ce sont l’Italie et la Chine, les pays  qui en possèdent le plus grand nombre (55), suivies par l’Espagne (48), l’Allemagne (46), la France (45)…  Voici, à titre d’indication, les 9 sites marocains inscrits au patrimoine mondial :

1981- Médina de Fès
1985- Médina de Marrakech
1987- Ksar d’Aït-Ben-Haddou
1996- Ville historique de Meknès
1997- Site archéologique de Volubilis
1997- Médina de Tétouan (ancienne Titawin)
2001- Médina d’Essaouira (ancienne Mogador)
2004- Ville portugaise de Mazagan (El Jadida)
2012- Rabat capitale moderne et ville historique : un patrimoine en partage

Les sites inscrits au patrimoine mondial font généralement l'objet d'une exploitation touristique très poussée, mettant en avant cette reconnaissance. Le succès du concept de  patrimoine mondial  a été considérable, dès les premières années, et a dépassé largement les attentes de l’Unesco et les espérances des pays lieux des sites inscrits. Dans la majorité des cas, l'inscription d’un site sur la liste du Patrimoine mondial et la publicité faite autour ont donné lieu à une multiplication par  2 à 5 fois le nombre de visiteurs,  dans les mois qui suivent. Les pays comme l’Espagne, la Grèce, l’Egypte, l’Italie ont articulé une partie importante de leur politique touristique autour de leurs sites inscrits au Patrimoine mondial.

 11 SITES DU « PATRIMOINE MONDIAL » EN ESPAGNE, ASSOCIÉS À AL-ANDALOUS.

En 2019 (dans le monde d'avant le Covid-19), l'Espagne comptait 48 sites inscrits au patrimoine mondial, dont 42 culturels, 4 naturels et 2 mixtes. Sur les 42 sites culturels, 11 sites inscrits au patrimoine mondial sont directement associés à Al-Andalous, Espagne musulmane, compte tenu de leur histoire et des monuments qui y sont édifiés.
Le tableau 1 donne la liste de ces 11 sites, par ordre chronologique d’inscription au patrimoine mondial. Les cases « archives » indiquent les liens aux documents officiels (publics) présentés par le gouvernement d’Espagne à l’Unesco, pour la candidature de ces sites à leur inscription. La carte 1 donne l’emplacement de ces sites sur le territoire espagnol.



Ville/Site  
Patrimoine mondial 



Communauté
autonome


Date Inscription


Archives

1. GRENADE

Andalousie

1984


2. CORDOUE

Andalousie

1984


3. SÉGOVIE

Castille-et- León


1985


4. TOLÈDE
Castille-la Manche

1986


5. CÁCERES

Estrémadure



1986

6.ARCHITECTURE MUDÉJARE D'ARAGON

Aragon

1986


7. SÉVILLE

Andalousie

1987


8. MÉRIDA

Estrémadure

1993


9. CUENCA

Castille-la Manche

1997


10. ELCHE

Communauté
valencienne

2000


11.MADINAT AZZAHRA 

Andalousie

2018

Tableau 1: sites du patrimoine mondial, rattachés à Al-Andalous


Carte 1: Situation géographique des sites-patrimoine mondial rattachés à Al-Andalous

J’ai lu toute cette documentation et analysé les critères et les procédures d’inscription sur la liste du patrimoine mondial. J’ai eu, par le passé, l’opportunité de visiter tous ces sites, dont certains de nombreuses fois, (sauf Cuenca). J’ai eu également l’occasion de parler de certains de ces sites dans quelques articles et de recueillir des dizaines de commentaires sur ce sujet. L’impression générale est que le monde musulman est honoré et fier de savoir que les monuments et empreintes d’Al-Andalous sont considérés comme un patrimoine mondial de toute l’humanité. On se félicite de leur existence et qu’ils continuent d’être le reflet de la splendeur d’Al-Andalous, Espagne musulmane. Seulement, il reste de grands regrets, de grandes frustrations et le sentiment d'une grande injustice, qui résultent de la manière et de la forme avec lesquelles ces sites ont été présentés au patrimoine mondial : Car le voile n’a pas été levé sur les grandes tragédies qui avaient suivi l’édification de ces sites, et qui ont été vécues par ceux qui les avaient édifiés, ainsi que par leurs descendants.

IMPRESSIONS DE LECTURE

La lecture de ces archives est réellement édifiante et traduit véritablement l’esprit dans lequel les candidatures de ces 11 sites avaient été exposées à l’Unesco : la description de cette grande Mosquée de Cordoue, de ces villes, de ces palais, de ces bibliothèques, de ces Alcazars, de ces Alcazabas, de ces remparts, de cette Palmeraie d’Elche, de ces Aljibes, de ces bassins et vasques d’eau, de ces jardins paradisiaques, de ces réseaux complexes d’irrigation, est rigoureusement limitée aux aspects artistique et technique. L’élément historique humain est pratiquement inexistant. Tout au long de ces présentations, les  choses sont exposées comme si ceux qui avaient édifié ces merveilles s’étaient évaporés dans le ciel d’Espagne, après huit siècles de présence dans ce pays, sans laisser de descendance ou de traces autres que ces monuments. Tout est présenté comme si, après l’édification de ces monuments, les choses s’étaient déroulées dans le meilleur des mondes possibles. 
Par exemple, le mot "Morisque" (de Moriscos, Musulmans ou d'origine musulmane, expulsés d'Espagne)  n’est écrit nulle part, et pour cause, car il traduit à lui seul l’immense tragédie humaine des descendants de ceux qui avaient laissé ces héritages. Rien sur les conversions forcées. Rien sur les jugements iniques des tribunaux de l’Inquisition. Rien sur les opérations génocidaires (Alpujarras). Rien sur les expulsions ethniques, en particulier de  1492 et 1609, et entre ces deux dates, dans des conditions inhumaines ayant visé les Musulmans et les Juifs. Et rien sur ceux que l’on n’a pas pu expulser et qui ont été réduits pratiquement en quasi-esclaves.  

Si l’on s’est félicité, dans leur description, que ces monuments-patrimoines de l’humanité étaient édifiés dans un environnement de grande tolérance religieuse entre Chrétiens, Musulmans et Juifs, il n’est dit nulle part que ce sont, précisément, leurs origines ethniques musulmane et juive qui ont été retenues, pour  procéder  au déracinement des Musulmans et des Juifs.

On va objecter que le cadre et les critères retenus du « Patrimoine mondial »  n’autorisent pas de telles digressions ! Mais comment ne pas faire ici seulement une allusion à ces événements ? Et quel est le meilleur endroit pour parler, même brièvement, des tragédies vécues par cette Communauté sinon, précisément, là où l’on parle de son propre héritage laissé à l’humanité ?
Si l’humanité doit être le bénéficiaire de cet héritage, elle est en droit de connaître la destinée de ceux qui le lui avaient laissé et de leurs descendants. Le legs d’un héritage a ses lois, ses règles et ses traditions qu’il faut respecter. Même, et surtout, plusieurs siècles plus tard.

Il faut bien reconnaitre qu’il y a une volonté de garder le silence sur ce qu’ont subi ceux qui avaient édifié ces sites rattachés à Al-Andalous. Et d’ailleurs, le même silence sur les tragédies vécues par cette Communauté,  se remarque de nos jours, dans les documents et les prospectus distribués aux touristes et visiteurs de ces monuments.  
 Il est vrai que de nombreux sites, inscrits sur la liste du patrimoine mondial,  ont été édifiés sous des civilisations venues d’ailleurs et, dans ce cas, l’on s’était limité à leur description artistique et technique. Pour rester en Espagne, il y a des sites qui sont l’œuvre de civilisations grecque (Ensemble archéologique d’Empúries) ou romaine (Ensemble archéologique de Tarragone, aqueduc de Ségovie…), seulement voilà : Ni les Grecs, ni les Romains n’avaient subi les affres des expulsions ethniques.

LE « PATRIMOINE MONDIAL », UNE OPPORTUNITÉ DE RÉHABILITATION .

Comme on le voit, cette opération « patrimoine mondial» en Espagne, directement associée à Al-Andalous, attire des touristes dont le nombre total,  pour toute l'Espagne, a atteint un record de 83,7 millions, en 2019. En même temps, à travers les documents et les archives présentés pour cette reconnaissance, elle exclut totalement ceux qui avaient édifié ces monuments et leurs descendants de tout bénéfice moral ou de droit de mémoire. On aurait espéré que ce  patrimoine mondial,  sous l’égide des Nations Unies et de l’Unesco soit une fenêtre ouverte et le point de départ vers une réhabilitation des Morisques, au lieu de faire oublier l’existence et les espérances d’une Communauté déjà suffisamment meurtrie, dans son Histoire.

Les textes, y compris ceux de l’Unesco, ne sont pas gravés dans le marbre. Ils sont faits pour s’adapter aux exigences du temps présent qui sont la transparence, la vérité et la justice.
Au moins un autre critère pour la désignation de ces 11 sites, devrait être inclus dans les textes, sous forme de recommandations et d’incitation pour une reconnaissance de l'injustice faite à ceux qui avaient édifié ces merveilles et  pour permettre la nécessaire réhabilitation de leurs descendants.     
 Ce qui a été adopté au 20ème siècle peut et doit être amendé au 21ème siècle, pour tenir compte de certains oublis flagrants et source permanente de grands malentendus et de graves préjudices séculaires.
 Le patrimoine mondial  devrait offrir une opportunité unique de rendre justice aux édificateurs de ces 11 sites-patrimoine mondial de l’humanité et à leurs descendants. Le rôle de l’Unesco, organisation des Nations Unies, initiatrice du concept de patrimoine mondial, sera central et essentiel. Cette approche viendra renforcer et se joindre aux voix, y compris de partis politiques espagnols, qui s’élèvent de plus en plus pour réclamer au gouvernement espagnol une « Reconnaissance de l’injustice faite aux Morisques expulsés par l’Espagne ». C’est un premier pas vers une réhabilitation nécessaire…

Dans l’espoir d’une prise en considération de ses attentes, la Communauté morisque, reste mobilisée avec le soutien de toutes les parties éprises de paix et de justice, pour obtenir les réparations des préjudices subis et pour ses droits légitimes de mémoire.

Mosquée de Cordoue: un des 11 sites-patrimoine mondial, associé à Al-Andalous et inscrit en 1984.


Abdelmalek  Terkemani
Expert et chercheur


Pour en savoir plus sur la liste du patrimoine mondial: Voir le site de l'Unesco,  https://whc.unesco.org/fr/list/ 

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