jeudi 11 octobre 2018

UN ASTRONOME MAROCAIN AU PRINTEMPS DE SEPTEMBRE À TOULOUSE



Astrolabe d'Abû Bakr Ibn Yûsuf, exposé au musée PAUL-DUPUY à Toulouse, depuis 1898. 
HISTOIRE DES HOMMES ET DES SCIENCES

Regardez bien cet astrolabe : Il porte en lui l’histoire du Maroc et l’histoire des sciences du 13ème siècle, dans notre pays. Il a été fabriqué en 613 de l’Hégire, soit 1216/1217,  à Marrakech par l’astronome marocain, Abû Bakr Ibn Yûsuf. Depuis 1898, il est exposé au musée Paul-Dupuy à Toulouse.
La date de fabrication correspond à la dynastie almohade. Marrakech venait d’être fondée, en 1062, par Youssef Ben Tachfine sur " des terres qu’il avait achetées, cher, chez les habitants d’Aghmat " (dixit Al-Idrissi) et le minaret de  la mosquée  Koutoubia à peine  construit. Autant dire qu’à cette époque, la population de cette ville ne devait pas être très nombreuse, quelques milliers au plus. Ce qui explique le sens de l’inscription gravée sur tous les astrolabes d’Abû Bakr :
                             صنعه أبو بكر بن يوسف بمدينة مراكش عمرها الله سنة
 " Fait par Abû Bakr Ibn Yûsuf à Marrakech que Dieu l’agrandisse, année… " et donc l’agrandisse du point de vue démographique…
Inscription au dos des astrolabes d'Abû Bakr. Ici, astrolabe de Strasbourg. 
"Fait par Abû Bakr Ibn Yûsuf à Marrakech que Dieu l'agrandisse, année 605 Hégire"

- Depuis 1216/1217, date de fabrication de l’astrolabe de Toulouse jusqu’au milieu du 18 ème siècle, on ne sait rien du parcours de cet instrument.
- On le retrouve à Toulouse au début du 18 ème siècle. L’un des tympans de cet astrolabe est conçu pour fonctionner sous la latitude de Saragosse, guère loin de Toulouse. Il aurait traversé les Pyrénées, comme butin ou après une transaction commerciale.
- Il fait partie de la collection des descendants de Pierre-Paul Riquet, constructeur du canal du Midi. On peut se demander si cet astrolabe n’aurait pas été utilisé pour des relevés  topographiques dans ce projet pharaonique.
-  En 1791, cet astrolabe fait partie des instruments de mesure utilisés par l’astronome Jacques Vidal, directeur de l’Observatoire de Toulouse.
- En 1893, il est cédé au musée Saint-Raymond de Toulouse, d’où il est transféré au musée Paul-Dupuy.

Les astrolabes d’Abû Bakr Ibn Yûsuf sont conservés dans les musées suivants (quelques données sont extraites de "Frankfurt  Medieval Instruments Catalogue") 


       Objet



Date de fabrication

Lieu d’exposition

Observations

1. Astrolabe universel

584 H  -  1188/1189

LE CAIRE

Construit selon la méthode d’Ali Ibn Khalaf

2. Astrolabe

603 H  -  1206/1207

Sotheby’s
Vendu par Sotheby’s en 2007.
https://www.sothebys.com/en/search-results.html?keyword=astrolabe+ab%C3%BB+bakr

3. Astrolabe

605 H  -  1208/1209
Musée de l’Observatoire. STRASBOURG
Décrit par F. Sarrus, mathématicien, en 1852, Faculté des sciences. Strasbourg.


4. Astrolabe


610 H  -  1213/1214
Musée des Civilisations.
RABAT
Auparavant, exposé à la Kasba des Oudayas. Actuellement exposé sans le nom d’Abû Bakr effacé !


5. Astrolabe


613 H -  1216/1217

Musée Paul-Dupuy TOULOUSE
Il a été exposé à Rabat au MMVI, en 2015, le nom d’Abû Bakr Ibn Yûsuf effacé !


6. Astrolabe


615 H -  1218/1219
Ancienne collection du BARON LARREY

Médecin de Napoléon Bonaparte

7. Astrolabe

Modifiée
Instituto de Valencia de Don Juan
MADRID

Retravaillé avec un nom de fabricant différent

8. Araignée et tympans


Non datés


Science Museum
LONDRES

Il manque la mère de l’astrolabe

ABÛ BAKR IBN YÛSUF, AMBASSADEUR DE LA CULTURE MAROCAINE, DEPUIS DES SIÈCLES

En résidence à Toulouse pour mes études, j’ai découvert cet astrolabe en 1965 au musée Paul-Dupuy. Étant originaire de Marrakech, lieu de sa fabrication, je n’avais jamais entendu parler  d’astronome de cette ville, ni à l’école primaire, ni au collège ni au lycée. Pas plus en lisant les journaux ou en regardant  la télévision. Personne n’avait jamais prononcé ce nom autour de moi. Voila donc un savant astronome marocain qui a fabriqué des pièces maîtresses exposées dans des musées en Europe mais qui n’a aucune existence ni dans sa ville ni dans le reste du Maroc ! Il n'y a qu'à voir le tableau, ci-dessus, des astrolabes d'Abû Bakr dans les musées à travers le monde: c'est toujours dans les musées au Maroc qu'il a des problèmes!

J’ai alors compris deux choses, très rapidement :
 La première est que ce savant marocain est volontairement ignoré  (dans le sens de méprisé aussi) par les responsables dans son pays et ce traitement est valable pour tous les autres savants de l’époque faste des sciences marocaines. Toutes les recherches que j’ai pu faire depuis 53 ans n’ont fait que renforcer ce constat.
La deuxième chose est que pour lutter avec d'autres, car il s’agit bien d’une lutte contre une résistance féroce et obscurantiste, pour la réhabilitation de ces savants et de leur histoire, tous mes efforts seront sans aucun effet si je ne maîtrisais pas moi-même cette science.
Depuis, j’ai  avalé tout ce que j’ai eu entre les mains, comme livres, documents et études sur l'astronomie musulmane, l’astrolabe et le cadran solaire. J’ai étudié les traités du moyen âge, comme celui de Jean Philopon d’Alexandrie. Visité des dizaines de bibliothèques et de musées dédiés à ces domaines. Lié des relations avec les rares ateliers, au Maroc et à l’étranger, qui construisent encore des astrolabes. Fait construire un astrolabe pour être utilisé, à Casablanca, Marrakech, Fès et en France.
J’ai partagé ce savoir dans des conférences dans des Écoles d’Ingénieurs, des Facultés des sciences, des centres culturels, des lycées, des musées (Amis du musée Paul-Dupuy de Toulouse). Mon blog   www.marocitineraires.blogspot.com  est consacré, entre autres,  aux sciences musulmanes et aux savants marocains. Quelquefois, ces efforts sont couronnés de succès, comme la découverte, en mai dernier, de sept savants astronomes marocains dans le " Museum of the History of Science" à Oxford, en Angleterre…
Ces activités peuvent mener aussi  à des rencontres agréables et tout à fait inattendues comme  celle du festival " Printemps de Septembre "  de Toulouse!

ABÛ BAKR IBN YÛSUF AU PRINTEMPS DE SEPTEMBRE DE TOULOUSE

Ce festival est un événement majeur d’art contemporain qui a lieu à Toulouse et sa région, de manière biennale. Des œuvres sous différentes formes (peinture, sculpture, film, théâtre…) sont présentées dans des musées, des théâtres, des centres culturels et d’autres lieux de culture.
Parmi les œuvres proposées cette année, il y a un film*  " Ultramarine " dans lequel …je joue un tout petit rôle ! Évidemment, je ne suis pas un acteur, mais cette aventure mérite d’être racontée, car elle met sous la lumière, encore une fois, l’œuvre de l’astronome marocain Abû Bakr Ibn Yûsuf !!
Ce film traite de la question coloniale et de l’esclavage en faisant dialoguer des objets choisis dans les riches collections des musées de Toulouse et de sa région : la carte géographique du moyen âge,  mappa  mundi d’Albi, des fresques apocalyptiques, un automate musical, et …. l’astrolabe d’Abû Bakr Ibn Yûsuf !       
Cette « installation vidéo » est l’œuvre de Vincent  Meessen,  un artiste et un cinéaste belge bien connu dans le monde de l’art contemporain, en Europe et en Amérique. Lors de la préparation du film, Meessen avait jeté son dévolu  sur cet astrolabe qu’il voulait faire intervenir dans son histoire, racontée  par un poète afro-américain, Kain the poet. Il ne voulait pas filmer un  instrument scientifique inerte et muet. Il avait donc besoin de quelqu’un pour le manipuler devant sa caméra, le démonter, le monter, raconter son histoire, expliquer sa conception et son fonctionnement…
Le musée Paul-Dupuy oriente alors Meessen vers moi qui me trouvais à Casablanca et un accord est rapidement conclu pour que j’aille jouer ce rôle à Toulouse, le 29 janvier dernier (2018).

TOURNAGE AU MUSÉE, ACTION !

Je me suis retrouvé un matin de janvier dans une salle du musée Paul-Dupuy à Toulouse  avec Vincent Meessen et son équipe, venus de Belgique. Le musée était alors fermé pour les visites du public, pour cause de tournage du film. L’astrolabe d’Abû Bakr Ibn Yûsuf est extrait de sa vitrine et posé sur une table devant moi. Il m’a fallu quelques instants pour m’habituer à l’ambiance de tournage dans le noir et au mot « Action ! », lancé par Meessen, pour la reprise après les pauses.

Une scène avec l'astrolabe au Musée Paul-Dupuy                                    Photo extraite du film "Ultramarine"


J’ai toujours vu cet instrument dans une vitrine depuis 53 ans. Au musée qui le conserve, Paul-Dupuy à Toulouse, au Louvre à Paris et au MMVI à Rabat où il a été exposé, en 2015, sans le nom de son fabricant ! 
Maintenant, je l’ai à portée de main (gantée) pour trois heures environ, même s’il n’en reste que trois minutes dans le film.
En même temps que je parle de sa théorie, je démonte l’astrolabe et libère l’araignée, un disque qui représente le ciel avec ses étoiles les plus brillantes, visibles à la latitude des lieux de la mesure. Cette araignée comprend aussi le cercle appelé écliptique et qui représente l’orbite du soleil autour de la Terre. En effet, la conception de l’astrolabe repose sur l’hypothèse de la révolution du soleil autour de la Terre ! C'est seulement au 16 ème siècle que Copernic va proposer la théorie héliocentrique, de la révolution de la Terre et des autres planètes autour du soleil.   
Sous l’araignée, se trouve le tympan qui représente la Terre et qui est conçu pour la latitude du lieu de la mesure. Quand on travaille de nuit, on tourne l’araignée jusqu’à amener une étoile sur le cercle de hauteur correspondant sur le tympan et dans cette position on lit, à l'aide d'un ostensoir (règle), l’heure sur le limbe (couronne) de l’astrolabe…
Je vois maintenant comment les cercles représentant l’équateur, les tropiques du Cancer et du Capricorne sont finement gravés. Les Almicantarats (cercles de hauteur) sont gravés de 3° en 3° et les cercles d’azimut de 10° en 10°.
Ah, je vois qu’il manque le crochet de l’étoile جناح الغراب (Gienah, Aile du corbeau), dont l’identification moderne est γ Corvi. On peut lire ce nom en arabe, en bas sur la photo de l’astrolabe. Ce crochet a dû être cassé, il y a quelques siècles. Il est normal que, après plus de 800 ans de bons et loyaux services, cet astrolabe ait une petite pièce qui manque ou que quelques mots gravés soient difficilement lisibles avec l’usure due aux frottements et aux manipulations. Après huit siècles!!
Astrolabe d'Abû Bakr démonté, l'araignée entre les mains.            Photo extraite du film "Ultramarine"


GRANDE ÉLÉGANCE ET RIGUEUR SCIENTIFIQUE

Mais où se trouvait donc l’atelier d’Abû Bakr  à Marrakech ? Personne n’en sait rien. Je le situerais dans le centre de ce qu’était cette ville au 12 ème siècle. Donc, à l’intérieur d’un cercle d’un rayon d’environ 400 mètres et dont le centre serait la Koubba almoravide, près de Madrassat Ben Youssef. Plus précisément, entre les Haddadines (les forgerons) et le Souk Nhass (marché du cuivre), toujours opérationnels.
Je vois cet atelier avec, suspendus au mur des compas de différentes tailles, des boussoles, une carte géographique d’Al-Idrissi, des outils pour découper le métal, graver et ciseler des mots en arabe coufique. Sur un autre mur, il y a écrit la liste des villes avec leur latitude, pour lesquelles les astrolabes d’Abû Bakr étaient destinés. Le nom de celles-ci est gravé sur le tympan des astrolabes.

MAROC :  Sijilmassa (29°) - Marrakech (31°) - Fès (34°) - Sebta (35°30’).
AL-ANDALOUS : Almeria (36°30’) -  Séville (37°30’) -  Cordoue (38°30’) - Tolède (40°) - Saragosse (41°30’).
ORIENT : Misr (Le Caire 30°)  -   Al Qods (Jérusalem, 32°) - Mecca (La Mecque, 30°) - Al Madina (Médine, 25°).

Voici, à titre d'exemple, le tympan de l'astrolabe qu'Abû Bakr Ibn Yûsuf a fabriqué pour la ville de Jérusalem. On peut lire au-dessous du centre du disque:

لعرض بيت المقدس و لكل بلد عرضه لب و ساعاته يدح

(Les lettres surlignées en bleu sont des chiffres de la numérotation abjad)

"Pour la latitude de la ville de Jérusalem et pour tout lieu de latitude 32° et d'un climat de 14 heures et 8 minutes."

Et dire que cet instrument éminemment scientifique était fabriqué, il y a 800 ans, dans une ville marocaine, à 4000 km de Jérusalem, son lieu d'utilisation ! 

Tympan de l'astrolabe d'Abû Bakr fabriqué pour Al Qods (Jérusalem). 


Sur des étagères, Il y a posés de beaux étuis en velours ou en cuir dans lesquels seront rangés ces instruments de mesure du temps, avant leur envoi aux destinataires. Des instruments qui allient à la fois une grande élégance avec la rigueur scientifique.   
Combien de savants astronomes ont utilisé les astrolabes d’Abû Bakr, depuis huit siècles ? Combien de princes, de sultans, de chefs militaires les ont palpés ?
Ces astrolabes, conservés dans des musées prestigieux en Europe, sont le reflet de la civilisation marocaine au 13 ème siècle. Ils font la page de couverture d’ouvrages sur l’astronomie antique, sont l’objet de thèses et d’études approfondies, et viennent quelquefois intervenir, comme instruments de découverte ou même de conquête, dans des films qui racontent l’histoire et la condition des Hommes.
  Abû Bakr Ibn Yûsuf et ses compatriotes astronomes d’Oxford et d’ailleurs font connaître le Maroc, à l’étranger, comme un pays de grande tradition scientifique. Malheureusement, ils ne sont ni connus ni reconnus par le Maroc officiel. Il faut bien se rendre à l’évidence: les savants marocains honorés à l'étranger, représentent, malheureusement, un Maroc qui n’existe plus.
Pour inverser cette tendance négative, les responsables au Maroc doivent changer leur attitude, contre productive et justement peu responsable, de « Rien dit, rien vu et rien entendu ». En attendant ce revirement, très peu probable, on voudrait espérer un sursaut artistique et patriotique de la part des gens de l’art et de la culture au Maroc : les artistes, les peintres, les sculpteurs, les écrivains et les cinéastes marocains  devront  prendre à bras-le-corps la vie et l’œuvre  de ces savants qui représentent notre pays depuis des siècles, sans que nous le sachions. Ils contribueront ainsi à faire connaître, au public marocain et à nos visiteurs étrangers,  l’histoire de ces savants, qui est aussi notre Histoire…        
  
Alors, ACTION ! 


* "Ultramarine" est projeté au Musée Saint-Raymond à Toulouse, du 21.09 au 21.10.2018.


Avec mes remerciements au musée Paul-Dupuy et à Vincent Meessen.


Abdelmalek Terkemani


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