jeudi 15 septembre 2022

LE SOUTIEN DE LA REINE ELISABETH II AU ROI MOHAMMED V DANS LA TOURMENTE DE 1953, QUE LE MAROC NE PEUT OUBLIER.


Nous sommes en 1953. C’est, peut-on dire, l’année « horribilis » au Maroc, à marquer d'une pierre noire…

En ce temps-là, il n’y avait pas encore la télévision partout et le monde entier suivait les actualités avec des postes de radio antiques ou des transistors collés aux oreilles : les guerres, en Corée et en Indochine, le coup d’Etat de 1952 en Egypte et ses répercussions dans le monde arabe, et… les préparatifs du couronnement de la Reine Elisabeth II, en Angleterre.

Et au Maroc, se tramait un complot mi-civil, mi-militaire pour exiler le Sultan Mohammed Ben Youssef (futur Mohammed V) et, probablement, mettre un terme à la monarchie au Maroc.

Depuis la fin de la 2ème Guerre mondiale en 1945, les cartes avaient été redistribuées. Le Maroc avait abrité la Conférence d’Anfa à Casablanca en janvier 1943 et, en accord avec le Sultan, les Alliés allaient mettre sur pied les armées de la reconquête en Europe : Les troupes marocaines avaient constitué le plus important contingent pour livrer bataille aux troupes nazies, en Sicile, en Italie, en Corse et au sud de la France, pour la libération de l’Europe.

Après la fin de la guerre et la victoire, sur invitation de De Gaulle, Mohammed Ben Youssef a bien assisté à Paris au défilé des armées victorieuses parmi lesquelles les troupes marocaines et était fait "Compagnon de la Libération", à cette occasion. Cependant, la situation politique au Maroc n’avait guère changé malgré les quelques promesses d’indépendance, faites en marge de la Conférence d’Anfa, par le Président américain Franklin Roosevelt (mort le 12/4/1945).

Manifeste de l'Indépendance et liste des signataires

En plein accord avec le roi, le Manifeste de l’Indépendance du 11 janvier 1944, signé par les Nationalistes marocains, toutes origines confondues, allait résulter en une répression féroce, des incarcérations/éxils des militants et des condamnations à mort de résistants, de la part d’une administration largement pétainiste et collaborationniste.

Après le discours du Roi à Tanger en 1947, dans lequel il avait rappelé que les milliers de soldats marocains étaient morts pour la libération de la France et de l’Europe du joug nazi et qu’il était temps de procéder à l’indépendance du Maroc, Mohammed Ben Youssef était dans le collimateur de généraux français, Juin et Guillaume. Ces derniers dont le bâton de maréchal et les étoiles du képi ont été attribués grâce au sacrifice des milliers de soldats marocains, sous leur commandement, dans les batailles autour de Cassino (Italie), avaient été l’un après l’autre les Résidents généraux au Maroc entre 1947 et 1954. La mission prioritaire et essentielle qu’ils s'étaient attribués eux-mêmes, était la déposition et l’exil du Sultan Mohammed Ben Youssef. Et ces actions inqualifiables allaient être préparées dans un contexte d’une grande brutalité à l’égard des militants nationalistes et de la personne-même du Sultan, avec la complicité et la collaboration actives d’oulémas, de caïds et de Pachas. Parmi ces derniers, le plus hargneux et le plus concerné était le Pacha de Marrakech, Thami El Glaoui.

En 1953, la tension au Maroc était à son comble. Les pièges et les provocations de la Résidence générale de France au Maroc, envers le Sultan et la population marocaine devenaient trop flagrants et trop fréquents. Le maréchal Juin (ancien pied-noir d’Algérie) avait quitté le Maroc en 1951 mais avait imposé le général Guillaume, son adjoint et compagnon d’armes, comme Résident général au Maroc. Juin, même loin du Maroc, considérait notre  pays comme sa chasse gardée et avait maintenu ses « amitiés », en particulier avec le pacha de Marrakech.


Le trio Juin-El Glaoui- Guillaume n’attendait qu’une occasion pour mettre en application leur plan A de déposition du Sultan du Maroc, Mohammed Ben Youssef. Et… le couronnement de la Reine Elisabeth II va leur en procurer une, pensaient-ils.
El Glaoui et le maréchal Juin en grands complices

Elisabeth II accéda au trône britannique, à l’âge de 25 ans le 2 février 1953, à la mort de son père George VI. Son couronnement n’aura lieu que le 2 juin 1953. Comme on le voit actuellement, ces événements attiraient les regards du monde entier, et de plus ce couronnement était le premier à être transmis à la télévision. Londres était donc, à cette occasion, la place où il faut être (the place to be), parmi les têtes couronnées et les chefs d’Etat, pour… qui aspire à le devenir.

C’est donc entre le 2 février 1952 et le 2 juin 1953 que ce trio de comploteurs eut « une idée lumineuse » : Le pacha de Marrakech profitera de son "amitié" avec Winston Churchill, premier ministre britannique, pour se faire inviter aux cérémonies de couronnement de la Reine Elisabeth II. Là, il apportera avec lui des « cadeaux royaux » et sera vu parmi les têtes couronnées qui comptent dans le monde, comme le futur Sultan du Maroc. Après, il suffira d’exiler le Sultan légitime du Maroc. Dans ce plan machiavélique, la Résidence générale fermera les yeux sur les allées et venues du pacha et de sa suite (et sur ce qu’ils transportent) entre le Maroc et l’Angleterre.

À l’approche de la date de couronnement de la Reine, la presse Mas va donc distiller quelques rumeurs de voyage du pacha en Angleterre (sans en indiquer la raison !). La rumeur avait fini par atteindre sa cible : Winston Churchill. Ce dernier, souvent à Marrakech, à la Mamounia ou à la Villa Taylor, appréciait beaucoup l’accueil et les services rendus par le pacha, durant ses séjours. À Londres, il se devait donc de faire un geste envers le pacha, surtout en période de couronnement de la Reine d’Angleterre !! À cette occasion, les lettres, qui suivent, de Winston Churchill adressées au Glaoui, sont publiées dans le livre d’Abdessadeq El Glaoui, «Le ralliement. Le Glaoui, mon père ». Voici la lettre d’invitation de Churchill au pacha, aux cérémonies de couronnement:

My dear Glaoui,

J'ai compris que vous alliez vous trouver en Angleterre cet été au moment du couronnement. Si c'est vraiment le cas, je serais heureux, si cela vous intéresse de voir la procession royale du 2 juin [1953], que vous soyez mon invité personnel. J'espère que vous serez en mesure d'accepter cette invitation et dans tous les cas, je suis impatient de vous voir quand vous serez dans ce pays.

                                  Winston S. Churchill 

La première étape du complot était donc réussie ! Mais le Premier ministre britannique, voulant s’éviter des problèmes avait bien précisé « invité personnel » et non officiel. La suite du plan allait être un fiasco retentissant et cela parce que ceux qui avaient préparé ce plan n’avaient aucune idée de l’éthique de la Cour d’Angleterre.

En effet, le Glaoui avait débarqué à Londres avec un coffre somptueux qui contenait des « cadeaux royaux » offerts par lui à la Reine à l’occasion de son couronnement! Abdessadeq El Glaoui a fait la description de ces cadeaux dans son livre : "une tiare d'or sertie d'une douzaine d'émeraudes, grosses comme des œufs de pigeons et de brillants pour la Reine, et pour le prince Philip, une dague marocaine gainée d'or et sertie de pierreries".

Imaginons l’impensable ! Que serait-il advenu au Maroc, si la Reine avait porté cette tiare sur sa tête ou s’était montrée sur des photos entrain de recevoir ce pacha, comme le Représentant du Maroc ? Heureusement, les événements allaient prendre une autre tournure.

Car à partir de là, alors que les festivités devaient se dérouler sans accroc, il y avait en Angleterre deux événements : celui du couronnement de la Reine et celui de la présence inopportune du pacha avec ses cadeaux que la Reine refuse de manière catégorique. Elle considère la présence de ce pacha à Londres comme un double affront : Elle avait décidé de ne recevoir de cadeaux à cette occasion que de la part de Chefs d’Etat, ce que le Glaoui n’était pas, et de plus ce personnage utilisait ce stratagème pour paraître parmi les Chefs d’Etat et avec le but de remplacer le Sultan légitime de son pays. La Cour britannique ne pouvait accepter d’être impliquée dans un « coup d’Etat » dans un pays, le Maroc, avec lequel l’Angleterre avait des relations très amicales depuis de nombreux siècles !

Il est fort probable que Churchill ne connaissait pas les intentions du pacha en débarquant à Londres avec ses "cadeaux royaux ». On peut penser que, voulant protéger son invité personnel, il aurait souhaité que cette affaire se conclût dans la discrétion. Mais la Reine a du être ferme dans sa position au regard de cet affront : Winston Churchill, Premier Ministre britannique et vainqueur de la Seconde guerre mondiale, se doit d'écrire une lettre au pacha sur cette affaire, qui va rester dans les archives. Cette lettre est publiée dans le livre d’Abdessadeq El Glaoui. Voici la lettre originale, sa traduction est donnée à la suite :


Lettre de Churchill, traduite en français.

Privé et confidentiel                                                                                 10, Downing Street

                                                                                                                    Le 14 juin 1953  

Mon cher Glaoui,

J'ai fait part à la Reine de votre désir le plus généreux d'offrir à Sa Majesté le magnifique diadème serti d'émeraudes et de diamants que vous avez apporté avec vous à Londres et en même temps d’offrir au Duc d'Edimbourg, un poignard à gaine d'or, fabriqué à Marrakech. .

Sa Majesté est très sensible à vos bonnes intentions et m'a chargé de vous en exprimer ses très vifs remerciements. Elle m'a cependant chargé de vous expliquer la règle stricte qu'elle s'est donnée pour accepter des présents à l'occasion du couronnement. Sa Majesté a reçu des cadeaux de la part du peuple canadien et de plusieurs de ses dominions, mais elle a fermement décidé de n'accepter que des cadeaux de chefs d'État, à cette occasion en particulier. La reine estime donc que, bien qu'elle soit reconnaissante pour tout ce que vous avez proposé, elle et le Duc d'Édimbourg, se sentent tenus de refuser ces cadeaux.

Il y a eu aussi, comme vous le savez, certaines répercussions politiques au Maroc à la suite de votre propre décision de faire un cadeau à la Reine, ce qui a nécessairement constitué un argument important dont Sa Majesté a dû tenir compte, pour justifier ce refus.

Je ne doute pas qu'en tant que vieil et estimé ami de ce pays, vous comprendrez parfaitement les raisons qui ont poussé Sa Majesté à prendre cette décision de refus de ces cadeaux, avec laquelle je suis moi-même en total accord.

Je m'arrange pour que le ministère des Affaires étrangères vous renvoie, en toute sécurité, le beau diadème et le poignard.

                            Sincèrement vôtre

                     Signé : Winston S. Churchill

 

C’est ainsi que le plan A qui devait mettre le pied à l’étrier au pacha de Marrakech se termina de manière lamentable, en juin 1953. La Résidence allait pondre, dans la répression et l’improvisation, un plan B qui faisait du vieillard Ben Arafa, un sultan éphémère entre aout 1953 et novembre 1955.

Le Sultan Mohammed Ben Youssef et sa famille étaient exilés le 20 aout 1953. Le lendemain le 21 aout, alors que le peuple marocain était assommé et accablé par cet événement, le pacha déclarait, avec acharnement, à la presse Mas :  "Maintenant, je peux mourir tranquille, le Maroc va vivre en paix !". Et quelques jours après, il échappa à un attentat à la grenade dans une mosquée à Marrakech, dans lequel Ben Arafa était blessé.

Durant l’exil de Mohammed V, les Marocains suivaient les nouvelles qui filtraient de Madagascar en écoutant Radio Le Caire -  هنا القاهرة  -  ou encore la BBC, Radio Londres -  هنا لندن, jusqu’au retour triomphal au Maroc du Roi Mohammed V en novembre 1955, l’Indépendance étant acquise.

Au moment des funérailles d’Elisabeth II, il était  important de rendre un vibrant hommage à cette  grande Reine. Et de  rappeler ces événements qui ont marqué cette époque où elle avait soutenu fermement le Roi Mohammed V et notre pays, dans la tourmente où l’avaient plongé des généraux pétainistes et des comploteurs marocains pour perpétuer la colonisation française au Maroc.    


Abdelmalek  Terkemani

 

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