mardi 12 juillet 2016

EN SICILE, SUR LES TRACES D'AL-IDRISSI...



UN PLONGEON DANS LE 12ème SIÈCLE MÉDITERRANÉEN

En mai 2016, je suis allé en Sicile, l’île des Skalli, Sqalli, ou encore Scali et Squilaci… sur les traces de notre illustre géographe et cartographe marocain, Mohammed Charif Al-Idrissi.  J’ai pensé qu’au moment où le British Museum à Londres expose une de ses cartes géographiques du 12ème siècle, de Sicile précisément, devant des millions de visiteurs venus du monde entier, il était important de montrer que le Maroc a du répondant et que quelqu’un parmi nous fasse quelque chose, même symbolique. Ce savant qui met notre pays en haut de l'affiche, sur  une scène mondiale aussi prestigieuse, mérite notre estime et notre reconnaissance C’est en l’honneur et en souvenir du plus grand géographe et cartographe de l’époque médiévale que j’ai entrepris  ce périple dont je partage l’exposé avec vous, pour mieux le connaître et le faire connaître.
Livre d'Al-Idrissi, exposé au British Museum de Londres. Ici, c'est la carte de Sicile, dressée de la main de l'auteur vers 1140.



En Sicile, il y a plus que des traces d’Al-Idrissi, il y a une présence de tous les instants, dans certains lieux:
Palais des Normands à Palerme. .
Dans le Palais des Normands à Palerme (Palazzo dei Normanni) les milliers de touristes, apprennent chaque jour l’histoire du roi Roger II qui a invité ce géographe venu de « l’empire des Almourabitounes », en Sicile pour écrire un ouvrage sur la géographie du monde. Chaque guide touristique, entouré de son groupe, ira de son Edrisi, Al-Adarissi, Al-Idrissi, Drissi, ou même Dreses en latin. Tout est "ouvert"…
C’est certainement dans ce palais de style arabo-normand que l’on sent le plus la présence de notre illustre savant. Il est certain, en effet, que c’est dans ce lieu qu’Al-Idrissi venait consulter les archives de Sicile  et c’est ici qu’il a présenté en 1154, l’ouvrage نزهة المشتاق في اختراق الآفاق , connu également sous le titre « Livre de Roger »

Le deuxième lieu où flotte le parfum de notre savant en Sicile, ce sont les librairies de Palerme. Quand on discute avec les libraires, on comprend, à demi-mots, qu’il fait partie du patrimoine historique de cette île. Comme son ouvrage de 350 feuillets, décrit tous les territoires du monde connu au
Traduction française du livre d'Al-Idrissi
12ème siècle, des éditeurs ont eu l’idée de proposer des livres  avec des extraits traitant seulement d’une partie géographique limitée du monde. L’édition consacrée à la Sicile est à la base d’un cours sur Al-Idrissi dispensé à la faculté en Sicile ! Ya Salam !
Pour s’imprégner de l’environnement du 12ème siècle dans cette île, le meilleur moyen est, certainement, d’effectuer le périple en Sicile (ou partie) qu’Al-Idrissi a fait lui-même, il y a neuf siècles. Son livre (photo ci-contre) à la main, j’ai eu tout le loisir de suivre une partie de son itinéraire sicilien et de voir, à peu près ce que lui-même a vu et décrit  ou ce qu’il en reste.  C’est la  "marche" à suivre que je vous propose.  






Quelques repères historiques



 MAGHREB/AL-ANDALOUS
               

  AL-IDRISSI
     

  LA SICILE

 789-985         Les Idrissides


827-902 Conquête par les Arabes

 1040-1147    Les Almoravides


1100  Naissance à Sebta (Ceuta)
1058-1091 Conquête par les Normands
1100 Roger II roi de Sicile


 1147-1269    Les Almohades

1139  Arrivée à Palerme et début des travaux de recherche géographique

1154 Fin des travaux et présentation de l’œuvre à Roger II
 1164 Mort d’Al-Idrissi à Fès  ou   en Sicile




1154 Mort de Roger II à Palerme

EN ROUTE POUR PALERME

Prince idrisside, né à Sebta (ou Tétouan) en 1.100, AL-IDRISSI avait fait ses études à Cordoue alors capitale d’Al-Andalous. Cette période correspond à l’arrivée des Almoravides dans Al-Andalous, au secours des rois des Taifas. A l’issue de ses études, Il entreprit quelques travaux de botanique et de géographie qui ont dû le rendre célèbre.  Sur l’invitation du roi de Sicile, Roger II,  il arrive à Palerme en 1139, pour écrire un ouvrage sur la géographie mondiale et réaliser un planisphère en argent qui lui est associé. De ce dernier, il ne reste plus de trace aujourd'hui . L’itinéraire le plus probable qu’il aurait  suivi et qu’il a décrit pour arriver en Sicile, serait : Fès-Melila-Tlemcen-Cherchell-Alger-Constantine-Jijel-Bone (Annaba)-Aïn Beïda-Tabarca- Béja, Bizerte et Tunis.
Il aurait embarqué à Tunis, la Tunisie s’appelait alors Ifriquiah. Le lac de Tunis, creusé de main d’homme, le Waqûr, le canal qui relie le lac à la méditerranée par Foum El Wadi sont décrits avec précision, avec les longueur, largeur et profondeur. Tunis est alors à 200 km des ports de Marsala ou de Mazara del Vallo en Sicile.

LA SICILE AUJOURD’HUI

La Sicile n’a été rattachée à l’Italie que depuis 1861. Elle a donc sa propre histoire. Sa richesse historique et culturelle, ajoutée à sa situation géographique constitue son principal atout touristique. L’afflux des visiteurs du monde entier provoque une multiplication par deux (au moins) des tarifs hôteliers, en haute saison.
Le réseau routier est à 50% en cours de travaux, dans un relief très montagneux. Les autoroutes sont convenables, mais avec un nombre incalculable de tunnels. Sur l’autoroute Messine-Palerme, 180 km, il y a environ 20 tunnels dont certains non éclairés(!) et c’est là que des camions grands comme des immeubles vous envoient, amplifiés par les échos du tunnel, des coups de klaxon dans les tympans pour vous obliger à rouler plus vite ! On se demande si, certaines fois, le voyage d’Al-Idrissi en caravane et à dos de mulet au 12ème siècle, n’était pas plus agréable…Cependant, perdus dans les rues de Palerme, nous avons rencontré des Siciliens très gentils qui nous ont devancés en voiture pour nous indiquer notre hôtel...  
La population (5 millions) est essentiellement concentrée dans les centres urbains sur la côte : Palerme, Catane, Messine, Syracuse…La présence arabe était beaucoup plus marquée à l’ouest de l’île : Palerme (siège des anciens gouverneurs arabes), Marsala, Mazaro, Trapani, Calatbellota [ Forteresse du chêne    قلعة البلوط ]

LA SICILE D’AL-IDRISSI

Il s’agit ici d’un plongeon dans le 12ème siècle. Le roi de Sicile Roger II s’était entouré de conseillers et de savants arabes, dont Al-Idrissi. De cette époque, Il reste, une architecture de style arabo-normand, bien visible à Palerme, qui associe les arcades fatimides avec des portes et des murs normands, dans de nombreux monuments. Il reste aussi des noms de villes, de places, de caps, de rivières, de ports, de fruits et de légumes laissés par les Arabes. Il reste, enfin, le livre, avec ses cartes géographiques du monde du 12ème siècle; livre que je tiens à la main, écrit par un Marocain et auquel se réfèrent les Siciliens et d'autres peuples pour connaître une tranche de leur propre histoire.

 Le périple sicilien

Itinéraires suivis par Al-Idrissi en Sicile (en bleu)
Al-Idrissi entame son voyage en Sicile à partir de Palerme en partant vers l’Est. Il fait alors le tour complet de l’île, en longeant la côte, dans le sens des aiguilles d’une montre, passant par Palerme, Termini, Cefalu, Milazzo, Messine, Taormina, Catane, Syracuse, Raguse, Agrigente, Mazaro, Marsala et Trapani.
L’intérieur de l’île est également visité en rayonnant autour de quelques centres urbains ; Raguse, Caltanissetta, Corleone…Cette dernière ville, à 30 km au sud de Palerme, est devenue célèbre avec la série de films du Parrain sur la mafia, mais Al-Idrissi la décrit simplement comme « une bourgade fortifiée bien défendue et inaccessible, une fortification solide et élevée. Ses cultures sont contiguës et la rivière du même nom en  est fort proche ». Et l'artisanat maintenant dans cette ville? Des statuettes en bois de Marlon Brando...
Naturellement, un voyage pour un géographe et cartographe en caravane , certaines fois à pied, permet de bien connaître le relief, les sources, les cours d’eau, la faune, la flore, les hommes, leurs activités et leurs coutumes.

La géographie humaine

La chose que l’on remarque en premier, dans le livre, est que toutes les villes et les bourgades étaient fortifiées, c'est-à-dire entourées de remparts ou de murs, le tout renforcé par un fort sur un monticule pour assurer la défense du lieu. On le voit dans les noms de nombreuses bourgades commençant par Calat qui veut dire Kalaâ قلعة, soit une citadelle ou forteresse.
La ville de Palerme était devenue capitale de la Sicile sous les Arabes. Al-Idrissi décrit les quartiers du Casaro (قصر) et Khalissa « la fidèle » (خالصة), noms qu’ils portent encore  aujourd’hui. Les grands axes qu’il décrit sont encore les mêmes : Via Roma et Via Vittorio Emanuele. Sur cette dernière, il y a la cathédrale de Palerme construite sur l’emplacement d’une ancienne mosquée, mais qui a gardé une façade au style arabe.
L’importance des villes visitées était due à leurs marchés, bains,  hôtelleries et khânes. Ces derniers correspondent aux fondouks dans le Maghreb, et accueillent, pour les haltes, les voyageurs et leurs moyens de transport.
Une des activités les plus importantes dans certains ports, San Marco, Messine, était la construction des vaisseaux qui utilisait les bois des forêts avoisinantes.

La durée de vie d’une meule est égale à celle d’un homme !

L’une des activités les plus vitales était le fonctionnement des moulins à grains (Ra et Mataines). Ces moulins étaient installés au bord des rivières qui les faisaient tourner. A Catane, Balad al Fil (la cité de l’éléphant), qui est traversée par la rivière Symèthe. Al-Idrissi a observé que « cette rivière y coule et présente un phénomène des plus singuliers et des plus merveilleux : durant certaines années, son débit augmente, fait tourner les moulins et remplit des vallées, alors que, d’autres années, il diminue au point que l’on n’y trouve plus de quoi boire »
Concernant les moulins, dans la partie du livre où Al-Idrissi traite du Maroc, il écrit « Fès est en fait le produit de la réunion de deux villes séparées par une rivière dont la source est connue sous le nom de Sanhaja, et dont les eaux font tourner un grand nombre de moulins dans lesquels on moud le froment, sans que cela coûte beaucoup »
Les moulins en Sicile étaient à la base d’une industrie alimentaire au 12ème siècle et déjà d’un début de mondialisation. Al-Idrissi note à Trabia « des cours d’eau font tourner de nombreux moulins. Il y a là une plaine et de vastes champs. On y fabrique une sorte de vermicelle que l’on exporte en grande quantité vers le reste du monde en Calabre, dans les provinces musulmanes et dans les pays chrétiens ». Il s'agit certainement de pâtes alimentaires, spaghettis, plat de base en Italie. L'Histoire retient que c'est Marco Polo (1254-1324) qui aurait rapporté les pâtes alimentaires de Chine. Et curieusement, Al-Idrissi parle de leur fabrication en Sicile, plus d'un siècle avant. Alors, cherchons l'erreur!  
Al-Idrissi a voulu dire, dans la description des moulins, que la dureté de la pierre qui sert de meule est telle que sa durée de vie est égale à celle d’un homme sans qu’il soit  nécessaire de la repiquer. En passant, il nous donne une idée sur la durée de vie moyenne d’un homme : entre 35 et 40 ans au 12ème siècle… 
Dans son périple en Sicile, où il a séjourné plus de 17ans, Al-Idrissi a parlé  des vieux monuments grecs d’Agrigente et de Syracuse. De son temps, on les considérait comme vieux ; forcément, ils ont été édifiés au VIème siècle av.J.C. De nos jours, ces monuments sont toujours là, donc avec neuf siècles de plus.

Al-Idrissi, géographe, cartographe et…historien du monde.

Quand on visite la Sicile, avec « la première géographie de l’Occident » d’Al-Idrissi à la main, on se trouve quelquefois devant des noms de bourgades, de villes, de caps et  de lieux, à consonance arabe mais on est dans l’incapacité d’en comprendre le sens et d’en saisir l’origine. Grâce au livre d’Al-Idrissi, on dispose des noms originaux en arabe ce qui permet de déchiffrer ces noms déformés et érodés par les siècles dans des pays où la langue arabe n’est plus parlée. Et au bout du compte de mieux cerner et sentir l’histoire de la Sicile.
Al-Idrissi est connu comme géographe et cartographe. Je viens de découvrir qu’il est aussi historien. Car, sans lui une partie  de l’histoire de certaines villes, de certaines activités et traditions, en Sicile et dans le reste du monde dont il traite, serait absolument indéchiffrable aujourd’hui et aurait été  perdue à jamais. 

Noms arabes de quelques villes et lieux en Sicile


Nom actuel
Nom arabe

Signification

Trabia
التربعة
Quadrilatère
Brucato
أبو رقاد

Santo Stefano Vecchio
قلعة القوارب
Forteresse des barques
Etna
جبل النار
Montagne de feu (Volcan)
Catane
بلد الفيل
Cité de l’éléphant
Calatabellota
قلعة البلوط
Forteresse du chêne
Mazara (rivière)
واد المجنون
Rivière du fou
Agrigente
كركنت

Castellamare
قلعة المدارج
Forteresse des degrés
Rocca Busambra
الخزان
La réserve
Misilmeri
منزل الأمير
Résidence de l’Emir, du Sultan
Calatrazi
قلعة غازي
Forteresse du combattant
Mezzoiusso
منزل يوسف
Résidence de Yûsuf
Calatfimi
قلعة فمى
Forteresse Fimi
Calathamet
قلعة الحمٌام
Forteresse de la source chaude
Calatamauro
قلعة المغاربى
Forteresse du Maure
Caltanissetta
قلعة النساء
Forteresse des femmes
Pietraperzia
الحجر المثقوب
La pierre percée
Calatavuturo
قلعة أبي ثور
Forteresse d’Abi Thawr
Collesano
قلعة الصراط
Forteresse de la route
Carbo(rivière)
قريب
Proche
Rocella
صخرة الحديد
Roche de fer
Marzamemi
 مرسى الحمامة
Port de la colombe
Arsenal
Dar assinaâ            دار الصناعة
Atelier de construction navale

   Abdelmalek Terkemani
      Expert et chercheur international

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AL-IDRISSI AU BRITISH MUSEUM 

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