LIRE, ÉCRIRE ET...COMPTER
Tous les responsables de l’Éducation dans le monde disent avoir
fixé, pour l’École dans leur pays, les objectifs suivants : Savoir lire,
écrire et compter. Naturellement, pour la lecture et l’écriture on utilisera
l’alphabet et ensuite les langues en cours. Il y a environ 50 alphabets
principaux dans le monde. Le logiciel Google Traduction a détecté 98 langues
différentes et il y en a certainement beaucoup plus. Mais pour compter, il
n’y a qu’une seule manière de le
faire : c’est l’utilisation des chiffres arabes 1234567890,
et aucun
responsable ne se pose même pas la question de savoir s’il n’y a pas une autre
manière de compter !
Ces chiffres sont dits "arabes" car ils ont été développés, importés en Occident et ont conquis le monde
ensuite sous cette forme et ce qualificatif. Le mot « chiffre » lui-même vient de صفر en arabe qui veut dire vide. Leur origine est indienne car ils étaient déjà
utilisés dans le sous-continent indien
actuel : Inde, Pakistan, Bangladesh. Ces chiffres se présentaient alors sous la forme :
De nos jours, une application informatique mettrait au plus quelques semaines pour faire le tour des Smartphones et des ordinateurs à
travers le monde et être appliquée dans l’immédiat. La numérotation arabe, que
nous considérons maintenant comme
absolument indispensable, largement utilisée au 9ème siècle à
Bagdad* et à Damas*, mettra six siècles pour s’imposer en Occident.
DE L’INDE A BAGHDAD
Au 9ème siècle, Bagdad était certainement le plus grand
centre de recherche et de culture du monde. Une université Bayt Al Hikma-Maison
de la sagesse- y avait été édifiée, sous le roi abbasside Al-Ma’moun (786-833),
lui-même féru d’astronomie. Elle recevait des mathématiciens, des physiciens,
des astronomes, des traducteurs, des poètes, des géographes en provenance des
pays voisins, nouvellement islamisés. Des théories scientifiques sont
confrontées les unes aux autres pour être expérimentées dans les domaines des
mathématiques, de l’astronomie, de l’architecture, de la médecine etc. Ce
contexte dans lequel des chercheurs de différents horizons et de différentes
spécialités se mettent au travail ensemble, rappellerait la Silicon Valley
actuelle, qui crée les conditions favorables pour le développement des
nouvelles technologies, toutes proportions gardées. C’est dans ces conditions que le Sidhanta d'un savant indien
Brahmagupta, un document qui traite de la numérotation indienne est présenté à
Bagdad par un astronome indien, du nom de Kankah.
Al-Khawarizmi. (Timbre russe). |
Le savant le plus représentatif de Bayt Al-Hikma, dont il a été
également le directeur, est Mohammed Ibn Moussa Al-Khawarizmi (780-850). Ce
savant, inventeur de l’algèbre, avait élaboré deux ouvrages majeurs :
-Le premier est "Kitab al-jabr
wa al-mouqâbalah", كتاب الجبر و المقابلة
, "Livre de calcul par rétablissement et
réduction". C’est le traité fondateur de l’algèbre ; les traducteurs de ce traité
en latin ont simplement gardé le terme algebra الجبر, pour cette nouvelle discipline des mathématiques.
Kitab al-jabr wa al- mouqâbalah |
-Le deuxième est un précis appelé en latin Algoritmi de
Numero indorum qui explique l’emploi des signes indiens et développe
l’écriture de ces chiffres. Al-Khawarizmi y explique comment on effectue
l’addition, la soustraction, la multiplication, la division et le calcul des
fractions. La copie la plus ancienne de sa
traduction en latin date de 1143 et est conservée à la Wiener Hofbibliothek à
Vienne.
Il y est expliqué la notion de notation positionnelle. Dans le
nombre 125, le chiffre 5 représente le nombre d’unités, le chiffre 2 le nombre
de dizaines et le 1 le nombre de centaines. Quand on a le nombre cent et qu’on
veut lui ajouter le chiffre 4, on écrivait 1 et 4 en laissant un espace vide
entre les deux : 1 4. Par la suite,
on a pris l’habitude de marquer cet espace vide par un petit cercle. Finalement,
ce petit cercle qui sera appelé zéro, de صفر , a été considéré comme un dixième chiffre. De plus, placé à droite
d’un autre chiffre, il le multiplie par 10. Quand on en met deux à droite d’un
chiffre, celui-ci est multiplié par 100, et ainsi de suite. Ces explications
ressemblent à ce qui se dit à l’école primaire et pourtant, ce sont ces chiffres
qui ont permis d’accélérer le développement des sciences dans le monde, depuis
le 14ème siècle.
DE L’ORIENT AU
MAGHREB/AL-ANDALOUS
Les successeurs d’Al-Khawarizmi vont développer ces chiffres dont
l’utilisation va se généraliser, en Orient, sous la forme, encore en cours
aujourd’hui : ١٢٣٤٥٦٧٨٩٠.
Le mathématicien perse Al-Kashi (1380-1429) développera l’utilisation des
chiffres décimaux. On remarque, en particulier, que le sunya, chiffre indien désignant le
zéro, est devenu un point.
Grâce aux pèlerins de toutes les religions, aux étudiants, aux
voyageurs, aux marchands et géographes, ces chiffres vont voyager vers le
Maghreb, l’Espagne musulmane et la Sicile. Ils vont être modifiés et confrontés à d’autres
cultures, pour prendre la forme de style occidental.
Deux mathématiciens marocains sont souvent cités dans le
développement de ces chiffres :
Kitab Al-Bayane. Style occidental et oriental |
-Abou Bakr Al-Hassar, au 12ème siècle, présente dans son
ouvrage كتاب البيان "Livre de démonstration", la notion d’une fraction
avec un numérateur et un dénominateur séparés par une ligne horizontale. On
notera sur la photo, en bas du document
« Livre de démonstration », les neuf chiffres au style
occidental et oriental.(Ce livre est conservé à Philadelphia, University of Pennsylvania)
- Ibn Al-Banna Al-Azdi, né et
mort à Marrakech (1256-1321) a écrit son œuvre sur l’analyse combinatoire, تلخيص أعمال الحساب , "Sommaire
des opérations arithmétiques" en utilisant les chiffres comme indiqué sur la
photo ci-dessous. Cette dernière indique, de haut en bas, l’évolution de ces
chiffres pour prendre la forme universelle que nous lui connaissons, aujourd’hui.
Évolution des chiffres arabes vers le style occidental. Parqué de las ciencas de Grenade. Ph. A. Terkemani |
Deux savants
européens, l’un français l’autre italien, sont connus pour leurs travaux qui ont aidé à importer les
chiffres arabes en Occident : Gerbert d’Aurillac (945?-1003) et Léonardo Fibonacci (1175-1250).
Ripoll et Vic sont deux petites villes de la
Catalogne, non loin de Barcelone, qui se trouvaient à la frontière nord
d’Al-Andalous. Au moyen-âge, les monastères de ces villes s’étaient spécialisés
dans l’étude des sciences musulmanes, mathématiques et astronomie en
particulier (astrolabe et cadrans solaires). Au 10ème siècle, le
moine Gerbert d’Aurillac était allé au monastère de Ripoll, pour approfondir
sur place la connaissance des disciplines scientifiques venues d’Orient. Ce
moine, de retour en France, allait produire des documents sur ces sciences qui ont
eu le plus grand retentissement. D’autant plus qu’il allait devenir le premier
pape français.
Indication du passage de Gerbert d'Aurillac à Ripoll. Photo Terkemani |
Gerbert
d’Aurillac, moine bénédictin,
Il a étudié les disciplines du Quadrivium
(arithmétique, géométrie, astronomie et musique) dans la Marche hispanique,
très probablement au monastère de Sainte Marie de Ripoll (967-969), sous la
conduite de l’évêque Ató de Vic. Il a introduit en Europe les chiffres
arabes.
Il devint pape sous le nom de
Sylvestre II (999-1003).
ADOPTION DES
CHIFFRES ARABES PAR L’OCCIDENT
Itinéraires des chiffres arabo-indiens vers l'Occident à travers le Maghreb, la Sicile et l'Espagne musulmane |
L’Occident
comptait avec les chiffres hérités de l’empire romain. Ces derniers se
présentent sous forme de lettres : I=1, V=5, X=10, L=50, C=100, D=500, M=1000. Les deux numérotations
romaine et arabe allaient se livrer à une longue compétition (pacifique) qui a duré
plusieurs siècles.
Il est bien sûr
beaucoup plus simple de se remémorer une page de livre numérotée 998 plutôt que
DCCCCLXXXXVIII. En outre, la numérotation romaine a de nombreux handicaps :
-Les chiffres
romains sont des entiers ; on compte I
II III IV mais on ne considère pas l’infinité des
nombres décimaux qui se trouvent entre ces chiffres.
-Les nombres
romains ne se prêtent pas au calcul courant ; on ne sait pas comment
opérer la multiplication CVIII x IV, alors qu’un élève du primaire peut
trouver facilement 108 x 4 = 432.
-Le nombre IX,
LXXXI n’existe évidemment pas en numérotation romaine mais le nombre 9, 81 en m/s2
existe en numérotation arabe et représente l’accélération de la pesanteur nécessaire pour calculer
l’attraction universelle. De même, on ne saurait exprimer en chiffres romains,
le nombre d’Avogadro 6,022x1023, la constante de Boltzmann 1,38x10-23 ou la vitesse de la
lumière 3x105km/s, données de
base pour l’étude de la chimie et de la
physique atomique ; à moins
d’aligner des millions de lettres M sur des millions de pages…
Malgré la
supériorité évidente de la numérotation arabe, c’est seulement après la Renaissance, 15ème siècle, que les
chiffres arabes vont se généraliser en Europe. En gardant leur appellation :
صفر est traduit en latin par cypherum qui
donne chiffre en français. En
italien, cypherum a donné zefero, réduit ensuite à zéro. Car,
on a voulu montrer que le zéro est un chiffre et qu’il joue d’autres rôles que
les neufs autres.
Ces chiffres et l’algèbre vont se généraliser en même temps. La tradition qui
consiste à représenter l’inconnue dans les équations par la lettre x est d’origine arabe et pourtant
la lettre x n’existe pas dans l’alphabet arabe !! Voici l’explication : Les Arabes
appelaient l’inconnue, la quantité cherchée شي, chai (la
chose) en abrégé : ش, ch. Or en vieil espagnol qui a servi
de courroie de transmission, c’est la lettre x qui correspondait au son ch. On
le voit dans le prénom Ximena qui se prononce Chimène et le nom d’un joueur de
Barcelone Xabi qui se prononce Chabi. Et c’est ainsi que le ش était devenu x.
Depuis le 16ème siècle, la numérotation arabo-indienne
est devenue universelle. Cette manière de compter et de calculer appartient à
tout homme quel qu’il soit. Elle fait partie maintenant du Patrimoine de l’Humanité, et l’UNESCO devrait en tenir
compte.
Les savants de civilisation et de religion différentes,
Brahmagupta, Kankah, Al-Ma’moun, Al-Khawarizmi, Gerbert d’Aurillac, Al-Hassar,
Fibonacci, Al-Kashi, Ibn Al-Banna, se sont donné la main au-delà des frontières
et à travers les siècles. Ils ont formé ainsi une chaîne qui a permis de développer,
généraliser et perpétuer un système de numérotation. Ce dernier est le seul qui
ait survécu parmi ceux proposés par les grandes civilisations babylonienne,
égyptienne, grecque ou romaine. Il est devenu universel et se trouve à la base
de l’accélération des progrès scientifiques.
Finalement,
ces chiffres que nous manipulons de nombreuses fois par jour et qui nous permettent, entre autres, de communiquer, sont le symbole
d’une œuvre collective à travers les âges. C’est un exemple de ce que peuvent produire des civilisations différentes
quand elles décident de se donner la main pour ce qui est le meilleur pour
l’Humanité.
* Avec une pensée fraternelle pour les populations de ces pays.
On peut laisser des commentaires dans la page facebook Maroc histoire et culture
À tous, Bonne Année MMXXI.
Abdelmalek TERKEMANI
Expert et chercheur