mercredi 28 décembre 2016

L' AVENTURE DES CHIFFRES ARABES, 1234567890, EN EUROPE ET DANS LE MONDE



LIRE, ÉCRIRE ET...COMPTER


Tous les responsables de l’Éducation dans le monde disent avoir fixé, pour l’École dans leur pays, les objectifs suivants : Savoir lire, écrire et compter. Naturellement, pour la lecture et l’écriture on utilisera l’alphabet et ensuite les langues en cours. Il y a environ 50 alphabets principaux dans le monde. Le logiciel Google Traduction a détecté 98 langues différentes et il y en a certainement beaucoup plus. Mais pour compter, il n’y  a qu’une seule manière de le faire : c’est l’utilisation des chiffres arabes  1234567890, et aucun responsable ne se pose même pas la question de savoir s’il n’y a pas une autre manière de compter !

Ces chiffres sont dits "arabes" car ils ont été développés,  importés en Occident et ont conquis le monde ensuite sous cette forme et ce qualificatif. Le mot « chiffre » lui-même vient de  صفر en arabe qui veut dire vide.  Leur origine est indienne car ils étaient déjà utilisés dans le sous-continent indien actuel : Inde, Pakistan, Bangladesh. Ces chiffres se présentaient  alors sous la forme :        



De nos jours, une application informatique mettrait au plus quelques semaines pour faire le tour des Smartphones et des ordinateurs à travers le monde et être appliquée dans l’immédiat. La numérotation arabe, que nous considérons maintenant  comme absolument indispensable, largement utilisée au 9ème siècle à Bagdad* et à Damas*, mettra six siècles pour s’imposer en Occident.  

DE L’INDE A BAGHDAD

Au 9ème siècle, Bagdad était certainement le plus grand centre de recherche et de culture du monde. Une université Bayt Al Hikma-Maison de la sagesse- y avait été édifiée, sous le roi abbasside Al-Ma’moun (786-833), lui-même féru d’astronomie. Elle recevait des mathématiciens, des physiciens, des astronomes, des traducteurs, des poètes, des géographes en provenance des pays voisins, nouvellement islamisés. Des théories scientifiques sont confrontées les unes aux autres pour être expérimentées dans les domaines des mathématiques, de l’astronomie, de l’architecture, de la médecine etc. Ce contexte dans lequel des chercheurs de différents horizons et de différentes spécialités se mettent au travail ensemble, rappellerait la Silicon Valley actuelle, qui crée les conditions favorables pour le développement des nouvelles technologies, toutes proportions gardées. C’est  dans ces conditions que le Sidhanta d'un savant indien Brahmagupta, un document qui traite de la numérotation indienne est présenté à Bagdad par un astronome indien, du nom de Kankah.

Al-Khawarizmi. (Timbre russe).
Le savant le plus représentatif de Bayt Al-Hikma, dont il a été également le directeur, est Mohammed Ibn Moussa Al-Khawarizmi (780-850). Ce savant, inventeur de l’algèbre, avait élaboré deux ouvrages  majeurs : 

-Le premier est  "Kitab al-jabr wa al-mouqâbalah",  كتاب الجبر و المقابلة ,  "Livre de calcul par rétablissement et réduction". C’est le traité fondateur de l’algèbre ; les traducteurs de ce traité en latin ont simplement gardé le terme algebra الجبر, pour cette nouvelle discipline des mathématiques.    

Kitab al-jabr wa al- mouqâbalah
-Le deuxième est un précis appelé en latin  Algoritmi de Numero indorum qui explique l’emploi des signes indiens et développe l’écriture de ces chiffres. Al-Khawarizmi y explique comment on effectue l’addition, la soustraction, la multiplication, la division et le calcul des fractions.  La copie la plus ancienne de sa traduction en latin date de 1143 et est conservée à la Wiener Hofbibliothek à Vienne.

Il y est expliqué la notion de notation positionnelle. Dans le nombre 125, le chiffre 5 représente le nombre d’unités, le chiffre 2 le nombre de dizaines et le 1 le nombre de centaines. Quand on a le nombre cent et qu’on veut lui ajouter le chiffre 4, on écrivait 1 et 4 en laissant un espace vide entre les deux : 1  4. Par la suite, on a pris l’habitude de marquer cet espace vide par un petit cercle. Finalement, ce petit cercle qui sera appelé zéro, de صفر , a été considéré comme un dixième chiffre. De plus, placé à droite d’un autre chiffre, il le multiplie par 10. Quand on en met deux à droite d’un chiffre, celui-ci est multiplié par 100, et ainsi de suite. Ces explications ressemblent à ce qui se dit à l’école primaire et pourtant, ce sont ces chiffres qui ont permis d’accélérer le développement des sciences dans le monde, depuis le 14ème siècle.        

DE L’ORIENT AU  MAGHREB/AL-ANDALOUS



Les successeurs d’Al-Khawarizmi vont développer ces chiffres dont l’utilisation va se généraliser, en Orient, sous la forme, encore en cours aujourd’hui : ١٢٣٤٥٦٧٨٩٠. Le mathématicien perse Al-Kashi (1380-1429) développera l’utilisation des chiffres décimaux. On remarque, en particulier, que  le sunya, chiffre indien désignant le zéro, est devenu un point.

Grâce aux pèlerins de toutes les religions, aux étudiants, aux voyageurs, aux marchands et géographes, ces chiffres vont voyager vers le Maghreb, l’Espagne musulmane et la Sicile. Ils vont  être modifiés et confrontés à d’autres cultures, pour prendre la forme de style occidental.
Evolution des signes indiens en Orient et au Maghreb/Occident


Kitab Al-Bayane. Style occidental et oriental
 Deux mathématiciens marocains sont souvent cités dans le développement de ces chiffres :

-Abou Bakr Al-Hassar, au 12ème siècle, présente dans son ouvrage    كتاب البيان   "Livre de démonstration", la notion d’une fraction avec un numérateur et un dénominateur séparés par une ligne horizontale. On notera sur la photo, en bas du document  « Livre de démonstration », les neuf chiffres au style occidental et oriental.(Ce livre est conservé à Philadelphia, University of Pennsylvania)  

- Ibn Al-Banna Al-Azdi, né et mort à Marrakech (1256-1321) a écrit son œuvre sur l’analyse combinatoire,   تلخيص أعمال الحساب , "Sommaire des opérations arithmétiques" en utilisant les chiffres comme indiqué sur la photo ci-dessous. Cette dernière indique, de haut en bas, l’évolution de ces chiffres pour prendre la forme universelle que nous lui connaissons, aujourd’hui.
Évolution des chiffres arabes vers le style occidental. Parqué de las ciencas de Grenade. Ph. A. Terkemani


Deux savants européens, l’un français l’autre italien, sont connus  pour leurs travaux qui ont aidé à importer les chiffres arabes en Occident : Gerbert d’Aurillac (945?-1003)  et Léonardo Fibonacci (1175-1250).

 Ripoll et Vic sont deux petites villes de la Catalogne, non loin de Barcelone, qui se trouvaient à la frontière nord d’Al-Andalous. Au moyen-âge, les monastères de ces villes s’étaient spécialisés dans l’étude des sciences musulmanes, mathématiques et astronomie en particulier (astrolabe et cadrans solaires). Au 10ème siècle, le moine Gerbert d’Aurillac était allé au monastère de Ripoll, pour approfondir sur place la connaissance des disciplines scientifiques venues d’Orient. Ce moine, de retour en France, allait produire des documents sur ces sciences qui ont eu le plus grand retentissement. D’autant plus qu’il allait devenir le premier pape français.

Indication du passage de Gerbert d'Aurillac à Ripoll.  Photo  Terkemani
La photo, ci-contre, prise dans le monastère de Ripoll donne en catalan le texte ainsi traduit :

Gerbert d’Aurillac, moine bénédictin,

Il a étudié les disciplines du Quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie et musique) dans la Marche hispanique, très probablement au monastère de Sainte Marie de Ripoll (967-969), sous la conduite de l’évêque Ató  de Vic. Il a introduit en Europe les chiffres arabes.

Il devint pape sous le nom de Sylvestre II (999-1003).



ADOPTION DES CHIFFRES ARABES PAR L’OCCIDENT
Itinéraires des chiffres arabo-indiens vers l'Occident à travers le Maghreb, la Sicile et l'Espagne musulmane


L’Occident comptait avec les chiffres hérités de l’empire romain. Ces derniers se présentent sous forme de lettres : I=1, V=5, X=10, L=50,  C=100, D=500, M=1000. Les deux numérotations romaine et arabe allaient se livrer à une longue compétition (pacifique) qui a duré plusieurs siècles.

Il est bien sûr beaucoup plus simple de se remémorer une page de livre numérotée 998 plutôt que DCCCCLXXXXVIII. En outre, la numérotation romaine a de nombreux handicaps :

-Les chiffres romains sont des entiers ; on compte  I  II   III  IV mais on ne considère pas l’infinité des nombres décimaux qui se trouvent entre ces chiffres.

-Les nombres romains ne se prêtent pas au calcul courant ; on ne sait pas comment opérer la multiplication CVIII  x  IV, alors qu’un élève du primaire peut trouver facilement  108 x 4 =  432.

-Le nombre IX, LXXXI n’existe évidemment pas en numérotation romaine mais le nombre 9, 81 en m/s2 existe en numérotation arabe et représente l’accélération de la pesanteur nécessaire pour calculer l’attraction universelle. De même, on ne saurait exprimer en chiffres romains, le nombre d’Avogadro 6,022x1023, la constante de Boltzmann  1,38x10-23 ou la vitesse de la lumière 3x105km/s,  données de base  pour l’étude de la chimie et de la physique atomique ;  à moins d’aligner des millions de lettres M sur des millions de pages…

Malgré la supériorité évidente de la numérotation arabe,  c’est seulement après la Renaissance, 15ème siècle, que les chiffres arabes vont se généraliser en Europe. En gardant leur appellation : صفر  est traduit en latin par cypherum qui donne chiffre en français.  En italien, cypherum a donné zefero, réduit ensuite à zéro. Car, on a voulu montrer que le zéro est un chiffre et qu’il joue d’autres rôles que les neufs autres.

Ces chiffres et l’algèbre vont se généraliser en même temps. La tradition qui consiste à représenter l’inconnue dans les équations par la lettre x est d’origine arabe et pourtant la lettre x n’existe pas dans l’alphabet arabe !!  Voici l’explication : Les Arabes appelaient l’inconnue, la quantité cherchée شي, chai (la chose) en abrégé : ش, ch. Or en vieil espagnol qui a servi de courroie de transmission, c’est la lettre x qui correspondait au son ch. On le voit dans le prénom Ximena qui se prononce Chimène et le nom d’un joueur de Barcelone Xabi qui se prononce Chabi. Et c’est ainsi que le ش  était devenu x.

Depuis le 16ème siècle, la numérotation arabo-indienne est devenue universelle. Cette manière de compter et de calculer appartient à tout homme quel qu’il soit. Elle fait partie maintenant  du Patrimoine de  l’Humanité, et l’UNESCO devrait en tenir compte.

Les savants de civilisation et de religion différentes, Brahmagupta, Kankah, Al-Ma’moun, Al-Khawarizmi, Gerbert d’Aurillac, Al-Hassar, Fibonacci, Al-Kashi, Ibn Al-Banna, se sont donné la main au-delà des frontières et à travers les siècles. Ils ont formé ainsi une chaîne qui a permis de développer, généraliser et perpétuer un système de numérotation. Ce dernier est le seul qui ait survécu parmi ceux proposés par les grandes civilisations babylonienne, égyptienne, grecque ou romaine. Il est devenu universel et se trouve à la base de l’accélération des progrès scientifiques.

Finalement, ces chiffres que nous manipulons de nombreuses fois par jour et qui nous  permettent, entre autres, de communiquer, sont le symbole d’une œuvre collective à travers les âges. C’est un exemple de ce que peuvent produire des civilisations différentes quand elles décident de se donner la main pour ce qui est le meilleur pour l’Humanité.

* Avec une pensée fraternelle pour les populations de ces pays.



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À tous, Bonne Année  MMXXI.

Abdelmalek TERKEMANI
 Expert et chercheur