APRES 1250 ANS, UNE STATUE AVEC UN MESSAGE
AMBIGU !
Abderrahman I, fondateur d'Al-Andalous |
Un voyageur qui porte un intérêt à l’Histoire d'Al-Andalous, Espagne
musulmane, et qui visiterait le sud de l’Espagne en 2014, ferait une découverte
inattendue et bien surprenante : en effet, s’il visite Almuñécar, ville très touristique de la
« Costa tropical », à 70
kilomètres à l’est de Malaga, il
va tomber nez à nez avec le « Monumento Abderrahman I » qui tranche
vraiment avec le paysage environnant. Il s’agit d’une statue en bronze
représentant Abderrahman 1er, assez imposante, haute de quelques
cinq mètres et en bordure de la Méditerranée.
Lieux de débarquement de Tarik Ibn Ziad (711) et d'Abderrahman I (755) |
Tous les monuments et les vestiges de l’époque musulmane sont
largement exploités par l’Espagne sans que ceux qui les avaient édifiés soient
cités et trouvent grâce aux yeux de certains Espagnols. Au contraire, des
événements que l’on fait passer pour des « traditions » comme les fêtes
« Moros y Cristianos », organisées dans de nombreuses régions, celle
de Valence en particulier, chaque année et depuis des siècles, sont des
rassemblements où le souvenir des Maures est sali en public : des défilés
insultants et grotesques, se déroulent chaque année non loin de villes et de
monuments édifiés par ces mêmes Maures. Ces spectacles se terminent, en général
en apothéose, par des jeters du haut des remparts d’effigies enturbannées en feu…
De surcroît, la plupart de ces monuments arabes à Grenade, Séville, Cordoue, Elche, Tolède,
Valence, Cáceres, Saragosse etc. ont été déclarés "Patrimoine Mondial" de l’UNESCO et viennent en tête des lieux visités par les
touristes en Espagne.
Abderrahman Ibn Mou'awya, dernier prince omeyyade de Damas,
de moins de vingt ans, avait échappé miraculeusement à la traque organisée par
les Abbassides, en lutte pour le pouvoir en Orient contre sa famille, les
Omeyyades. Après avoir erré cinq années durant à travers l’Afrique du Nord,
sans cesse menacé des pires dangers, mais s’appuyant avec habileté sur son clan
maternel berbère (Nafzaoua ou Nafza) du Maroc,
il débarqua à Almuñécar en provenance du nord du Maroc, le 15 aout 755
(il y a encore des traces de son passage dans le Castillo qui domine la ville).
Grâce à son courage et à son intelligence hors normes, il se hissa, en 756, au
rang de souverain d’Al-Andalous. Lui et ses successeurs vont prolonger de
quelques siècles en Europe, l’existence de la dynastie Omeyade, éteinte en
Orient !
Au cours des trente-trois années de son règne (755-788),
Abderrahman ad-Dakhil jette les fondements de l’Etat le plus brillant que le
Moyen Age en Europe ait connu. Sous son Emirat, Cordoue devient, au même titre
que Byzance et Alexandrie un des phares de la civilisation universelle. Pour la
première fois dans l’histoire, l’Espagne qui n’existait pas auparavant en tant
qu’Etat, allait obéir à la même Autorité, dans le cadre d’un Etat puissant et structuré,
de Gibraltar aux Pyrénées et de Lisbonne
à Valence.
Son Emirat est marqué par une grande tolérance religieuse et
la protection des minorités, toutes valeurs bien rarissimes au 8ème
siècle, en Europe. La mosquée de Cordoue dont il a lancé les travaux et qui est parvenue jusqu’à nous dans
toute sa splendeur, a été déclarée "Patrimoine Mondial" de l'UNESCO.
Cette statue est donc bien étonnante, même si elle vient commémorer un événement qui a eu lieu il y a ...1250 ans, mais il vaut mieux tard que jamais. Serait-ce donc l’intégration de l’Espagne à l’Europe, la fin de la dictature franquiste dans ce pays ou un simple examen de conscience ? On se prend à rêver que, peut-être oui peut-être, l’Espagne commence à vaincre ses démons et ses complexes quant à sa propre histoire musulmane qui a duré huit siècles, soit à peu près le temps qui nous sépare nous-mêmes aujourd’hui des Almohades !!
LE CHEF D’UN ÉTAT PEUT-IL DÉCLARER QU’IL EST ÉTRANGER A L’ÉTAT QU’IL VIENT DE FONDER ?
Statue d'Abderrahman I et plaque en contrebas Photo Terkemani |
La vue de cette statue qui trône dans la rue
la plus fréquentée d’Almuñecar, en bordure de mer ne laisse pas indifférent car
on pense qu’une certaine justice va être rendue, enfin, à la Communauté morisque qui, après neuf
siècles d’existence en Espagne (711-1609), avait subi l’une des plus anciennes
et des plus massives épurations ethniques de toute l’Histoire, avec l’expulsion des
Morisques en 1609.
Pendant que l’on admire cette statue, avec un sentiment de
fierté, il faut bien le dire, le regard est attiré par une plaque scellée plus
en bas avec un texte gravé dessus. La lecture de ce seul texte, supposé présenter
le personnage statufié met, brutalement,
un terme à toutes ces belles réflexions. Car, ce qui est écrit tranche franchement avec la
force et la détermination qui devraient se dégager de cette statue, et n’a rien
à voir avec le contexte.Plaque en contrebas de la statue d'Abderrahman I Photo Terkemani |
On suspecte une manipulation, ou pour dire les choses autrement une "peau de
banane". Voici ce texte :
¡ OH PALMERA !
TU ERES COMO YO
EXTRANJERA EN OCCIDENTE
ALEJADA DE TU PATRIA
ABDERRAHMAN I
Ce qui donne en français :
Ô PALMIER !
TU ERES COMO YO
EXTRANJERA EN OCCIDENTE
ALEJADA DE TU PATRIA
ABDERRAHMAN I
Ce qui donne en français :
Ô PALMIER !
TU ES COMME MOI,
ETRANGER EN OCCIDENT
LOIN DE TA PATRIE
ABDERRAHMAN 1er
Visiblement, on a voulu reproduire sur cette plaque des vers
d’Abderrahman I, souverain et poète à ses heures, mais ni les mots, ni
le lieu ni les dates, ni le contexte ne correspondent !
Il faut dire qu'avant de représenter l’espace paradisiaque que nous connaissons,
Al-Andalous avait été perçu par les premiers Omeyades comme une terre d’exil,
un lieu cristallisant regrets et nostalgies.
Plus de trente ans après le débarquement d’Almuñécar, l’Emir Abderrahman,
alors souverain d’Al-Andalous, planta
dans son palais d’Ar-Roussafa aux environs de Cordoue, en terre andalouse, le
premier palmier qui fut ainsi l’ancêtre de tous les palmiers d’Europe. Il
exhale sa nostalgie dans ce poème mélancolique :
De même que tu es, Ô bel arbre !
Éloigné de tes frères,
Un vaste espace me sépare
De ma tribu, de mes amis.
Extrait du livre de Sigrid Hunke
« Le soleil d’Allah brille sur l’Occident », page 314.
Alors, ce qui est nostalgie et mélancolie dans un poème intime
devient sur la plaque sous une statue publique, « je suis étranger en Occident et loin de ma patrie »!. Un
visiteur étranger non averti, ne retiendrait que ce dernier sens ; Il se poserait
légitimement la question de savoir alors pourquoi cette statue est-elle
érigée. Et surtout, quel est vraiment le mérite du personnage représenté qui
lui vaut d’être statufié, ou est-ce seulement pour nous dire qu’il est… étranger et loin de sa patrie ?
Ce visiteur ne se douterait pas qu’il s’agit bien du plus grand souverain que
l’Espagne ait connu.
Ceux qui ont conçu le projet d’adjoindre cette plaque au pied
de cette statue, avec des mots volontairement choisis, ont voulu présenter un
conquérant illustre de l’An 755, fondateur d’al-Andalous, comme s’il venait de
débarquer d’une patéra en 2014. Ne s’étaient-ils pas posés la question élémentaire
suivante ? : Est-il possible
que le Chef d’un Etat déclare qu’il est étranger à l’Etat qu’il vient de
fonder ?
Assurément, cette histoire de palmier n’est qu’un
prétexte ; l’intention première était de présenter Abderrahman I,
fondateur d’Al-Andalous, comme un étranger, au lieu de dire, succinctement, ce
que son génie et celui de ses successeurs ont apporté à l’Etat qu’il venait de
fonder, c'est-à-dire l’Espagne et le Portugal réunis, et pendant des siècles.
Pour preuve, les 70 millions de touristes en Espagne dont la plupart viennent
chaque année admirer ce que lui et ses successeurs ont édifié.
C’est une telle attitude machiavélique qui avait fourni aux
ancêtres de Franco et d’Aznar un argument pour expulser les Morisques en
1609 : « Le plus illustre parmi vous déclarait bien qu’il était
étranger.... », devait-on leur dire. En feignant d’ignorer que si lui, Abderrahman, était né à Damas, ceux qu’on a expulsés en 1609, étaient bien des Espagnols et avaient leurs ancêtres nés en Espagne,
en remontant à plus de vingt générations…
UN PAS EN AVANT, DEUX PAS EN ARRIÈRE
Il s’est passé des choses dans les dernières décennies en
Espagne. On peut certainement approfondir les analyses, mais si je me fie à ce
que je connais et que j’observe depuis presque 60 ans que je voyage dans ce
pays, on peut parler de bouleversements
dans certaines mentalités. Depuis 1492 et jusqu’à l’ère franquiste récente, les monuments de l’Espagne musulmane étaient vus, en général, comme un héritage
d’une époque révolue sur laquelle il était inutile de revenir et de s’attarder.
Et si en Espagne, les monuments, les villes, les traditions, les livres
musulmans et la langue arabe sont là bien visibles et audible, on ne parlait jamais ou alors le moins
possible, des figures éminentes musulmanes et juives de cette époque. Et, à
plus forte raison, on ne leur faisait pas des statues…
Et voila que Franco meurt en 1975. Toutes les rues, les
avenues, les places dans les moindres petites villes espagnoles portant son nom, ont été débaptisées. Toutes les belles
statues équestres avec des inscriptions qui cachent de grandes tueries
tant au Maroc qu’en Espagne : « Generalisimo Francisco Franco El
Caudillo. Por la Gloria de Dios », ont été déboulonnées, sous les cris de joie du peuple espagnol.
Dernière statue de Franco déboulonnée à Santander en 2008 |
Et miracle des miracles, presqu'en même temps que ces
statues de Franco (présent dans la guerre du Rif) étaient démontées, de
nouvelles statues de figures d’Al-Andalous, avec des turbans et des gandouras,
remontant à de nombreux siècles, étaient édifiées : Al-Hakam II, Ibn Rochd
et Maïmonide à Cordoue, Al Mansour à Calatañazor (قلعة النسور),
Al-Idrissi à Sebta, Abderrahman I à Almuñécar. Ce dernier ayant eu un traitement spécial...
Il faut dire qu’après
la disparition de Franco, l’Espagne voulait effacer l’image qui lui
colle à la peau et qu’elle traîne, depuis des siècles, comme un boulet en Europe (à laquelle elle demandait à adhérer) et
dans le reste du monde : celle d’un pays qui avait dépouillé de leurs
biens, de leurs âmes et de leurs corps les membres des communautés espagnoles de sa propre
population, musulmane et juive, avant d’en expulser, dans des conditions
inhumaines, les survivants.
Il y a, de temps à autre, quelques tentatives timides pour
que l’Espagne se réconcilie avec son histoire musulmane, malheureusement, et c’est
toujours le cas, les réflexes et les raidissements, hérités du Moyen Age, reprennent
rapidement le dessus. Le projet d’ériger une statue pour Abderrahman I, premier
souverain d’Espagne, était peut-être une forme de demande de pardon, mais voila qu'une voix s'était élevée pour dire : il faut écrire que c’est un étranger et donc un envahisseur ! Cela
revient à faire, comme a dit quelqu’un, un
pas en avant et deux pas en arrière.
De même, l’année 2009 avait été marquée par le 400ème
anniversaire de la honteuse expulsion des Morisques d’Espagne de 1609. A cette
occasion, des colloques ont été organisés pour rappeler ces faits et leurs
conséquences, au Maroc, en Algérie, en Tunisie et en Espagne.
En particulier, un député du PSOE de Grenade, M. José Antonio
Pérez Tapias, avait déposé une proposition* au Congrès à Madrid en vue
d’une « Reconnaissance par l’Espagne de l’injustice faite aux Morisques »
par leur brutale expulsion en 1609, ainsi qu’une compensation à leurs
descendants. Les discussions ont été très houleuses au Congrès espagnol, avec
une opposition absolue du PP d’Aznar à toute proposition de ce genre. Mais voila que ce
même PP de Rajoy, une fois au pouvoir, va
présenter une loi qu’il fait adopter par les Cortès, en 2015. Cette loi autorise
les SEULS Séfarades, à postuler pour la nationalité espagnole. Sans le moindre mot pour la Communauté morisque! (entre 500.000 et 1.000.000 expulsés).
Les Communautés musulmane et juive en Espagne avaient subi les
mêmes crimes, les mêmes jugements iniques des tribunaux de l’Inquisition, les
mêmes conversions forcées, les mêmes dépouillements et les mêmes expulsions de
masse. Pourquoi alors l’Espagne qui, dit-elle, veut se réconcilier avec son
passé, fait-elle subir à la Communauté Morisque, au 21ème siècle,
des discriminations qui viennent s’ajouter aux crimes déjà subis par ses
ancêtres des siècles passés. Un pas en avant, deux pas en arrière ?
Les commémorations du
400ème anniversaire de l’expulsion des Morisques en 1609 ont
débouché sur une loi espagnole permettant la naturalisation des descendants des
Séfarades expulsés en 1492. Depuis, les propositions de loi prônant le droit de
mémoire, la justice et la réconciliation ont été rangées dans les tiroirs
parlementaires. La Communauté Morisque ne va pas attendre la commémoration de l’an 2109 ou encore celle de l’an 2609 du
millénaire, pour... « la reconnaissance par l’Etat espagnol de l’injustice
faite aux Morisques».
La Communauté Morisque au Maroc, pour sa part, reste entièrement
mobilisée, avec fermeté et dans la dignité, avec le soutien de toutes les
parties éprises de paix et de justice, pour faire
valoir et aboutir ses droits légitimes de mémoire et à la réhabilitation.
Abdelmalek Terkemani
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