jeudi 24 septembre 2015

EXPOSITION "LE MAROC MÉDIÉVAL". Ma discussion avec le musée du Louvre à propos de l'absence des savants marocains.1


LES MAROCAINS NE DOIVENT JAMAIS SAVOIR QU’ILS ONT EU DES SAVANTS DANS LEUR HISTOIRE.
Le dernier article de ce blog : "SAVANTS MAROCAINS : HONORÉS À OXFORD, IGNORÉS DANS LEUR PAYS" parle de la découverte d’astrolabes et d’un livre, considérés comme des trésors et conservés dans le  "Museum of the History of Science"  et dans la bibliothèque "Bodleian Library" à Oxford, en Angleterre. Ces astrolabes et ce livre ont été réalisés et écrit par sept savants astronomes et un géographe et cartographe marocains (du 11ème au 19ème siècle) qui n’ont laissé aucune trace dans les musées du Maroc ou dans les manuels scolaires et universitaires marocains. Cet article a eu, à ce jour, 45.000 lecteurs (statistiques Google), au Maroc et dans le monde. 
Vitrine scientifique marocaine au Museum of the History of Science à Oxford. Avec les noms 
des astronomes marocains, facteurs des astrolabes.
À travers les très nombreux commentaires et les partages (930, avec mes vifs remerciements), on sent que cette découverte a donné lieu à une petite bouffée d’espoir, dans le triste et désespérant environnement actuel au Maroc. En même temps, côté ministères concernés: Premier ministre, Culture, Musées, Enseignement, Information, c’est un silence sidéral. Si ces savants étaient d’une autre nationalité, un tel événement aurait donné lieu à des débats et serait repris dans les médias avec des reportages de la télévision sur place à Oxford. Il n’y a eu aucune déclaration officielle, aucun communiqué, aucune réjouissance, aucune fierté, aucune dignité ; comme si nos propres savants étaient des apatrides et n’avaient aucun rapport avec le Maroc.  Eux qui ont gravé sur leurs astrolabes leur profession de foi et  le nom de Marrakech, de Taza, de Safi, de Tanger…et qui  ont vu défiler des millions de visiteurs devant leur vitrine en Angleterre,  ne doivent avoir aucune existence dans leur propre patrie!

Le manque de respect des responsables au Maroc, à l’égard de l’Histoire et des Hommes illustres marocains ne date pas d’aujourd’hui. Il y a comme une volonté ou une tradition qui s’énoncent comme suit : LES MAROCAINS NE DOIVENT JAMAIS SAVOIR QU’ILS ONT EU DES SAVANTS DANS LEUR HISTOIRE.
A ce titre, on peut rappeler le scandale de l’exposition  « Le Maroc médiéval ».

UNE DISCUSSION AVEC LE MUSÉE DU LOUVRE


Cette exposition a eu lieu au musée du Louvre à Paris et ensuite au MMVI à Rabat. Pour toute la durée de l'exposition à Rabat, du 3 mars au 1 septembre 2015, des astrolabes fabriqués par des savants marocains, certains au 13 ème siècle, ont été présentés dans des vitrines sans indication du nom du savant marocain auteur de l'oeuvre, sur les cartels de présentation. On a donc voulu présenter  une période glorieuse de l'histoire du Maroc mais sans jamais en citer les Hommes de science. C'est tout simplement ahurissant !! Cette histoire doit bien cacher quelque chose...  

Après avoir cherché à saisir, pendant de longs mois, les responsables marocains de ce scandale, sans succès, j'ai tenté un contact avec le Louvre, conseiller et coorganisateur de l'exposition. Ce dernier avait désigné Mme Yannick Lintz, Commissaire des expositions à Paris et à Rabat. Voici cette discussion, conservée dans les archives " Grande Galerie, le Journal du Louvre".  


 Astrolabe d'Abû Bakr Ibn Yûsuf de Toulouse: Exposé à Rabat sans le nom de l'astronome marocain.

Abdelmalek Terkemani

30/08/2015  18:10
Au musée du Louvre,
Bonjour Messieurs,

Je voudrais attirer votre attention sur un “oubli” survenu dans l’Exposition “Le Maroc médiéval: un empire de l’Afrique à l’Espagne” que le Louvre organise avec le Maroc à Rabat. Dans cet événement Mme Yannick Lintz est Commissaire de l’Exposition, désignée par le Louvre.
Dans une vitrine “scientifique”, des astrolabes sont exposés sans le nom de leur fabricant. En particulier, l’astrolabe fabriqué par Abû Bakr Ibn Yûsuf prêté à cette exposition par le musée Paul-Dupuy de Toulouse est exposé de manière anonyme alors que quand il est exposé en Europe, le nom de l’astrolabiste est précisé sur l’écriteau de présentation. De plus, le nom de ce savant marocain est bien indiqué dans votre catalogue de cette exposition et enfin, son nom est gravé, en langue arabe, au dos de l’astrolabe et non visible par les visiteurs.
Je voudrais savoir si vous êtes au courant de cet “oubli”, tout à fait volontaire à mon sens et qui a aussi une signification?
Je voudrais vous informer que je m’intéresse à ce savant et à l’astronomie musulmane depuis de très nombreuses années. Vous pouvez consulter quelques-uns de mes articles, en particulier sur l’Exposition “Le Maroc médiéval: un empire de l’Afrique à l’Espagne” dans mon blog: www.marocitineraires.blogspot.com .
J’ai écrit de nombreux articles dans la presse marocaine et donné de nombreuses conférences sur Abû Bakr Ibn Yûsuf. Une des questions qui reviennent le plus souvent est : Le Louvre co-organisateur de cette exposition a-t-il donné son aval pour que l’on fasse disparaître le nom des savants marocains fabricants d’astrolabes sous l’ère almohade?
J’ai déjà discuté avec le conservateur du musée Paul-Dupuy à Toulouse de cet “oubli”, et je lui ai donné mon avis qui est largement argumenté dans le blog ci-dessus. Vous le comprendrez aisément: Si l’on fait disparaître dans les musées le nom des savants d’un pays, que reste-t-il de l’histoire de ce pays?
Je vous remercie à l’avance pour votre réponse.

Abdelmalek Terkemani

Grande Galerie, le Journal du Louvre
31/08/2015 14:12


Bonjour Monsieur,

Nous avons bien reçu votre message et l’avons transmis aux personnes concernées.
Il n’y a pas volonté préméditée de vouloir cacher un nom d’un savant almohade. Nous aurions même adoré montrer la signature sur l’astrolabe, mais la présentation d’un astrolabe est toujours compliquée. En l’occurrence, l’inscription de Abû Bakr Ibn Yûsuf se trouve au dos de la mère de l’astrolabe, et cela ne nous semblait pas opportun de montrer le dos. Mais nous donnons l’information scientifique dans le catalogue, ce qui montre que nous sommes dans la logique d’être dans la rigueur scientifique.
Quant au cartel dans l’exposition, il s’agit d’un oubli malencontreux à l’exposition de Rabat, preuve en est de l’intérêt du Louvre pour les savants marocains par les détails donnés dans le catalogue de l’exposition.
Merci d’avoir partagé avec nous votre passion pour Abû Bakr Ibn Yûsuf,
Bien cordialement,

Musée du Louvre

Abdelmalek Terkemani
8/09/2015    12:06 ·

A la direction du musée du Louvre de Paris,
Objet : ‘’Le Maroc médiéval’’

Bonjour Messieurs,


Je vous remercie pour votre réponse et pour vos gentils mots à mon adresse. En même temps, je ne voudrais pas vous laisser le moindre doute sur mon sentiment quant à vos explications sur l’absence des noms de savants marocains devant leur astrolabe, dans « Le Maroc médiéval ». Votre argumentation est absolument IRRECEVABLE.

D'abord vous dites que « vous auriez adoré faire… », mais le visiteur ne retient que ce qui est exposé et ce qu’il a vu : trois astrolabes exposés dans des vitrines ‘’scientifiques’’ séparées avec des cartels où il manque, à chaque fois, le nom de l’astrolabiste/astronome marocain auteur de l’œuvre.

Je ne dis pas que cette exposition aurait dû être faite d’une autre manière, mais j’ai demandé pourquoi on a effacé le nom des savants marocains ici à Rabat au Maroc, et pourquoi ces noms réapparaissent, par magie, quand ces astrolabes sont exposés à l’étranger, par exemple dans le musée du Louvre à Paris ou dans le musée Paul-Dupuy à Toulouse. Je vous ai dit que, pour moi, c’est une volonté délibérée de cacher aux Marocains le nom de leurs Hommes de science. Et je n’ai pas changé d’avis, après votre réponse. 

On le voit clairement dans l’exposition, « Le Maroc médiéval» : on a voulu, comme d’habitude, montrer un pays plutôt pittoresque qui n’a jamais rien à offrir dans les disciplines scientifiques, et notamment dans l’astronomie. Les savants marocains de l’époque médiévale y sont totalement ignorés. Oui, ces savants, astronomes, mathématiciens, médecins, géographes, chimistes, ingénieurs agricoles, architectes et vétérinaires qui se déplaçaient entre Marrakech et Fès d’une part, Séville et Cordoue d’autre part, en portant les mêmes valeurs scientifiques. Ces savants qui étaient souvent des précurseurs dans leur domaine scientifique respectif. 

Nous avons bien au Maroc des hôpitaux Ibn Rochd (Averroès), des cliniques Ibn Zohr, des lycées /collèges Al Banna, des Universités Ibn Tofaïl ou Cadi Ayyad, des quartiers ou des rues Ibn Battouta ou Al-Idrissi. Le visiteur de l’exposition ‘’le Maroc médiéval’’ ne voit rien qui puisse lui rappeler cet Age d’or de l’époque médiévale, laquelle incluait aussi al-Andalous, comme le dit le titre de votre exposition. Alors à quoi peut bien servir cette exposition si elle ne parle pas aussi de l’apport de ces savants marocains de l’époque médiévale? Ces savants qui ont été les phares de la civilisation marocaine, n’ont pas trouvé place dans votre exposition et ce trésor civilisationnel y est totalement ignoré. Les seuls astronomes dont vous avez daigné exposer des astrolabes, ont eu leur nom effacé !!

En réponse, vous concédez : C’est un oubli malencontreux. Mais alors, il s’agit de trois « oublis malencontreux». Un pour Abû Bakr Ibn Yûsuf, un autre pour Mohamed Ibn al Fattouh al-khama’iri, dans la même vitrine et un pour Mohamed Ibn ‘Umar Ibn Ja’far al-Karmani, dans une autre vitrine. Ces oublis ont duré du 3 mars au 1er septembre 2015; six longs mois pendant lesquels personne parmi votre personnel du Louvre affecté à cette exposition, personne parmi les experts qui ont contribué à la confection de votre catalogue, personne parmi les responsables marocains que vous conseillez, personne de la Fondation nationale des musées du Maroc, aucun ministre marocain, vraiment personne ne vous a dit que cela ne se fait pas d’exposer des œuvres d’astronomes marocains en cachant leur nom, et cela à Rabat, au Maroc, dans leur propre pays ?

Durant vos ‘’oublis malencontreux’’, j’ai écrit, pour attirer l’attention sur ce scandale, à trois ministres marocains « concernés » dont je tairai le nom, par pitié. J’ai saisi la Fondation nationale des musées, votre partenaire, j’ai écrit de très nombreux articles pour dénoncer ce scandale. Ces articles ont été publiés dans la presse nationale marocaine et repris par plusieurs sites avec un total de 100.000 lecteurs environ. J’ai donné des conférences dans des lycées, Ecole d’Ingénieurs et centre culturel pour parler de l’histoire des sciences marocaines et dire avec quel mépris et quelle désinvolture, elle a été traitée dans cette exposition à Rabat. J’ai accompagné des groupes dans le musée à Rabat et bien noté leur sentiment de colère et d’indignation, devant ces vitrines avec des cartels sans nom. Tous ces articles et toutes ces visites, dont vous noterez les dates, sont visibles dans le blog suivant:  www.marocitineraires.blogspot.com 

Je n’ai pas eu de réaction officielle à mes articles, en dehors de l’adhésion de mes lecteurs.

Quand vous épuisez l’argument « oubli malencontreux», vous prenez un peu plus de garantie et d’assurance en ajoutant « tous ces détails sont donnés dans notre catalogue », d’où notre bonne foi. En fait, vous compliquez votre cas et vous semez le doute.

Catalogue de l'exposition (800 DH). C'est là que l'on trouve les noms des
savants astronomes marocains et non dans les vitrines! 
Parlons du catalogue. Ce livre, très instructif par ailleurs, a coûté 500 dirhams à Paris, mais était vendu environ 800 dirhams au musée de Rabat. Dans le meilleur des cas, pour 100 visiteurs, il y a environ 5 catalogues vendus. Mettons qu’à Rabat, il y a eu 2 à 3 vendus pour 100 visiteurs. Ces 2 à 3 personnes vont voir le nom des savants marocains facteurs d’astrolabes, mais pas les autres. Et que proposez-vous pour les 97 autres visiteurs sur 100 qui vont quitter le musée sans jamais connaître le nom d’un savant astronome marocain? Rien. Quel gâchis ! Ou alors le visiteur marocain doit-il payer 800 Dhs pour connaître le nom de ses savants ?

Vous parlez de rigueur scientifique dans votre message, mais où se trouve cette rigueur quand vous présentez 300 objets à Paris et seulement 220 à Rabat, sans aucune explication ? 80 objets (de quoi faire une autre exposition) ont été soustraits au regard du public marocain sans savoir pourquoi c’est tel ou tel objet qui mérite d’être exposé à Paris plutôt qu’à Rabat. De quelle rigueur scientifique s’agit-il quand vous insinuez que les visiteurs marocains, pour être bien informés, n’ont qu’à acheter votre catalogue ? Je vois que quand vous intervenez dans des pays « exotiques », vous avancez des arguments de ce genre et je suis sûr qu’en France vous éviterez soigneusement ce type d’argument, pour ne pas attirer la foudre et le sarcasme du public français et international. Ici évidemment, il n’y a pas de comptes à rendre ; il y a donc deux rigueurs scientifiques et c’est selon.

Alors, voyez où nous en sommes : L’exposition « Le Maroc médiéval » a coûté plusieurs dizaines de millions d’euros aux Marocains,  et cela fait une haute montagne en dirhams. Et malgré cette montagne d’argent, on n’est pas arrivé à faire écrire simplement le nom des savants astronomes marocains à côté de leur œuvre exposée !! 

Pour être tout à fait honnête avec vous, nous sommes nombreux ici au Maroc à avoir espéré que cette exposition, avec votre prestige et votre notoriété dans le monde, allait inaugurer une ère de transparence dans la présentation de l’Histoire et du patrimoine marocains au public marocain. Ce dernier est bien avide d’en savoir plus sur les monuments et les objets historiques qui l’entourent. Et patatras ! Dans cette exposition, vous effacez carrément les noms des quelques rares astronomes marocains dont les astrolabes fabriqués, il y a 800 ans, sont arrivés jusqu’à nous. Et vous me dites que c’est un oubli malencontreux !! Vous n’avez pas fait autre chose, avec cet ’’oubli’’, que respecter la curieuse tradition suivie, ici, de ‘’retouches’’ de l’Histoire du Maroc, pour ne pas dire plus. Alors comprenez notre frustration et notre indignation. 

Comme vous le voyez, le préjudice provoqué, aussi bien moral que matériel, est considérable et je ne vois pas comment vous allez, vous et les responsables marocains que vous conseillez, le réparer. Si vous comptez le réparer. Pour moi, le public marocain qui vous a fait confiance en visitant l’exposition, a le droit d’être tenu au courant de toutes ces défaillances et de ces ‘’oublis’’. Par respect pour lui, des excuses devraient être présentées. Je sais, ce n’est pas la norme suivie ici, mais il me semble bien que si des défaillances aussi choquantes étaient survenues avec un musée également prestigieux, comme le British Museum de Londres (où l’entrée est gratuite pour les visiteurs), ce dernier aurait donné des explications plus convaincantes et présenté des excuses au public marocain. Au moins.

Je vous prie de transmettre ce message aux personnes concernées et de me tenir au courant de leur réaction.
Bien cordialement

Abdelmalek Terkemani, Chercheur et expert international


Nota : je joins ici la photo du dos de l’astrolabe d’Abû Bakr de Toulouse. Elle est extraite du livre de Raymond d’Hollander : ‘’L’astrolabe, histoire, théorie et pratique’’. On peut deviner la fameuse phrase gravée par Abû Bakr au dos de tous ses astrolabes :

صنعه ابو بكر بن يوسف بمدينة مراكش عمرها الله سنة خج
Fait par Abû Bakr Ibn Yûsuf dans la ville de Marrakech que Dieu la rende prospère. Année 613 (Hégire)


 


LE LOUVRE ET LES PAYS "EXOTIQUES"

Il faut ajouter que, pour cette grande performance et même pourrait-on dire pour cet " exploit", M. Jean-Luc Martinez, président-directeur du musée du Louvre, s'était déplacé à Rabat pour recevoir un chèque énorme, comme contribution des Marocains, et aussi une décoration. Son correspondant au Maroc, lui n’est plus à une médaille près !
On est là au comble de l'humiliation! Les Marocains ont donné quelques dizaines de millions de dollars et ils n'ont même pas un seul nom de savant marocain à se mettre sous la dent. On leur montre ce que l'on a décidé qu'ils voient et non ce qu'ils veulent connaître. 
Aussi le fait d’avoir exposé des astrolabes de savants marocains dans « le Maroc Médiéval», à Rabat au Maroc sans leur nom, et le fait d'ignorer des astronomes et un géographe/cartographe marocains honorés en Angleterre, depuis plus d'un siècle, sont-ils deux attitudes qui obéissent à la même tradition de mépris des hommes illustres marocains au Maroc.
Ce qui s'est passé dans le "Maroc médiéval", n'est pas dû à un  "oubli malencontreux". C'est le fruit d’une connivence avec les organisateurs marocains. Le  (grand ?) Louvre est donc pris en flagrant délit de mensonge !
M. Jean-Luc Martinez, président-directeur du musée du Louvre de Paris devra s’aviser de ne pas parler autour de lui de la médaille reçue au Maroc comme venant d’un pays « exotique», car maintenant, lui aussi, il fait partie de cet « exotisme»…  


Affiche dans la vitrine scientifique marocaine au Museum of the History of Science à Oxford. Elle fait parler deux frères astronomes marocains, Mohamed et Hassan Ibn Ahmed Al-Battouti.



Abdelmalek Terkemani

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mardi 1 septembre 2015

HISTOIRE MÉCONNUE DU CALENDRIER OCCIDENTAL


                                                                        
     QUAND LES SAVANTS ARABO-MUSULMANS ÉTAIENT LA RÉFÉRENCE...

      
On utilise le calendrier pour avoir des repères  dans l’histoire passée ou quand on se projette dans les temps à venir. Mais quelle est l’histoire du calendrier lui-même? Par quel cheminement est-il arrivé jusqu'à nous? Comment est-on arrivé  à calculer le temps mis par la Terre pour effectuer une révolution autour du Soleil avec un tableau de 12 mois, selon un cycle toujours recommencé, depuis plus de 2000 ans? Et dans ce calendrier dit occidental, qui est en fait le produit d’un travail collectif de plusieurs civilisations, quel a été l’apport, rarement reconnu, des savants arabo-musulmans?

Le Soleil ou la Lune ?

Pourquoi donc s'intéresser au calendrier, dit occidental, alors que chaque année nous le tenons pour acquis et tout naturel?
Parce que ce banal petit tableau à 12 colonnes, qui règle la vie quotidienne des hommes sur terre a nécessité des siècles d'efforts, de recherches et aussi de querelles entre mathématiciens, astronomes, hommes politiques et religieux avant de nous parvenir sous sa forme actuelle.
Révolution de la Terre autour du Soleil
L'histoire du calendrier coïncide forcément avec l'histoire de l'humanité. Pendant des siècles, il a donné l'impression d'être intouchable et, pour tout dire, perpétuel; jusqu'au moment de l'âge d'or de la civilisation arabo-musulmane où les hommes de science allaient jeter les bases de la seule et unique réforme du calendrier opérée par l'Occident.
Car on ne le sait pas assez, ce sont les savants musulmans qui vont produire et fournir à l'Occident de puissants outils mathématiques nécessaires à la réforme de "son" calendrier, alors même que le monde musulman dispose du sien propre.
Le temps, notion métaphysique difficile à définir, ne peut être ni arrêté ni avancé, ni remonté. Un auteur anglais, devant le définir n'a pas trouvé mieux que de le considérer comme " cette chose qui déferle"....
Nombre de poètes et de philosophes ont essayé de contourner cette réalité obsédante, mais la satisfaction ne dure qu'un instant éphémère. " Ô ! Temps suspends ton vol" disait Lamartine, pour prolonger un moment idyllique; il ne reçut qu'un retentissant écho: " et pendant combien de temps?". Omar Khayam, poète de l'amour et mathématicien hors pair, croyait résoudre cette énigme, en ces termes: " Ghadoune bizahri lghayb, wal yawmou li" (demain c'est l'inconnu, mais aujourd'hui m'appartient). Cette Robaiyate popularisée par la voix éternelle d'Oum Kaltoum est toujours là, mais demain est arrivé!
Puisque le temps ne peut être ni remonté ni accéléré, sinon par la pensée, alors autant le mesurer. La mesure du temps qui passe a été l'une des préoccupations majeures et obsédantes de l'homme depuis le début de l'humanité. Nous sentons, en nous-mêmes, que nous durons et nous vieillissons et ce sentiment a une correspondance et un répondant extérieurs qui se manifestent par le déplacement apparent de deux astres dans le ciel: la lune et le soleil.
Depuis le début des temps les hommes, n'ayant pas de repères fiables sur terre, ont rattaché la mesure du temps à ces deux astres. La lune apparaît, croît jusqu'à devenir pleine, décroît et disparaît… puis réapparaît pour recommencer son cycle. Le soleil se lève et se couche; après le jour la nuit, et après la nuit le jour.
Tout naturellement, la mesure du temps s'est basée, au départ, sur le cycle lunaire, ce qui a donné naissance au calendrier lunaire grec, romain, musulman ou chinois. En apparence, la lune rend mieux compte du temps qui passe. Le soleil, en effet, présente chaque jour la même image.
Mais avec le temps, les hommes avaient de plus en plus besoin de repérer en nombres de jours l'arrivée d'événements tels que la pluie ou la crue des fleuves qui garantissent leur besoin quotidien, c'est-à-dire leur propre nourriture. C'est à partir de là qu'est née l'idée d'un calendrier qui coïncide avec les saisons. Ces dernières, au nombre de quatre dans le pourtour méditerranéen, reviennent de manière périodique, depuis le début des temps. Aussi une durée qui couvre les quatre saisons a-t-elle été appelée année solaire, mais c'est beaucoup plus tard que l'on saura que l'année solaire est en fait le temps mis par la terre pour effectuer un tour complet autour du soleil !
L'année solaire dure 365 ou 366 jours, alors que l'année lunaire (12 cycles lunaires) dure environ 354 jours. C'est ce décalage de 11 à 12 jours que nous constatons d'une année à l'autre pour notre mois de Ramadan.

Mais alors qui a inventé ce calendrier improprement appelé occidental et qui coïncide théoriquement avec le cycle des saisons ? Car il ne s'agit pas seulement d'alterner des mois de 30 et 31 jours (28 ou 29 pour février), encore faut-il qu'il fasse toujours chaud en juillet, froid en décembre ou que les moissons se fassent en juin. Qui donc a inventé ce petit tableau à 12 colonnes, génial et souvent infernal avec ses dates fatidiques auxquelles le monde entier reste suspendu? Sans lui, le monde actuel avec son Amérique et son Europe basculerait dans le Moyen Âge et même un peu avant: plus de rendez-vous, plus de plans annuels ou quinquennaux, plus d'échéances bancaires, plus d'horaires d'avions…. L'histoire ne serait plus qu'un épais brouillard et l'avenir un long tunnel noir sans repère. Une simple erreur sur la date de la seule journée du 1er janvier 2000 a failli ratatiner les systèmes informatiques qui gèrent le monde! Que serait-il advenu de nous s'il n'y avait pas de calendrier du tout?

Le paysan égyptien sur les berges du Nil....

Le Nil des sources à la Méditerranée
Les hommes sur terre sont devenus "le peuple du calendrier". Quelle est ta date de naissance? Que feras-tu le mois prochain? Sans la date de ce journal que vous tenez entre les mains et les dates données dans les articles, ces derniers seraient incompréhensibles.
Le calendrier tel qu'il nous est parvenu, n'a pas été inventé en un jour ni par un seul homme. Il est le produit de grandes civilisations : égyptienne, mésopotamienne, romaine, indienne et arabe. S'il faut citer des noms,  il ne nous serait pas parvenu sans la décision d'hommes politiques tel que Jules César, le Romain, et sans les découvertes faites par les grands génies de l'humanité comme Al
Khawarizmi, l'irakien père de l'algèbre moderne, Al Battani le mathématicien-astronome anatolien, Omar Khayam le mathématicien iranien ou Copernic l'astronome polonais. Mais, bien avant eux, il faut citer le trait de génie de l'anonyme paysan égyptien qui, il y a plus de 10.000 ans, pour garantir sa subsistance, décida de compter le nombre de jours séparant deux grandes crues du Nil et trouva ce que nous utilisons aujourd'hui pour l'année solaire, c'est-à-dire entre 365 et 366 jours!
 D'après l'histoire connue, on s'accorde, en général, à faire démarrer le calendrier avec la fondation de Rome, en 723 av. J.C. D'ailleurs, nos anciens à nous au Maroc, l'appellent le calendrier "Roumi", et ils font bien de l'appeler ainsi. Au départ, il était lunaire. Au fil des ans, il s'écartait, naturellement, des dates essentielles des opérations agricoles et des célébrations qui les accompagnaient. Afin de le repositionner, les empereurs romains "maîtres du temps" (magister temporis) étaient amenés à rallonger des mois ou carrément à en rajouter d'autres. Ces manipulations du calendrier n'étaient pas toujours sans arrière-pensées politiques et causaient troubles et révoltes. Le calendrier suivait ainsi son chaotique chemin jusqu'à Jules César (101-44 av. J.C.). Ce dernier, au cours de ses conquêtes, fit une expédition en Egypte. La grande Histoire ne retient de ce périple que ses amours avec la reine Cléopâtre dont naquit un petit Césarion (heureux ces temps où les chefs d'Etat tombaient amoureux l'un de l'autre!) et le cinéma a souvent repris cet épisode, avec notamment la reine d'Egypte sous les traits de la belle Elisabeth Taylor.
Mais l'histoire du calendrier qui nous intéresse elle, va être bouleversée. C'est que les élites qui accompagnaient César en Egypte, allaient découvrir que ce pays se servait d'un calendrier solaire qui a la particularité de coller aux saisons. L'Egypte était (est) un pays qui doit son existence au Nil. Ce fleuve rythme, par ses crues, la vie de sa population: Saisons des crues, puis labours, ensuite semis enfin moissons. Ce cycle se répète depuis des milliers d'années. Le paysan égyptien, bien avant les pharaons, avait besoin de connaître le moment précis de la crue du fleuve. Il eut alors l'idée lumineuse de repérer le niveau maximal de l'eau en opérant une encoche sur les tiges de roseau plantées sur les berges du Nil; et à partir de cet instant, de compter le nombre de jours avec des cailloux. Un jour, un caillou. A la crue suivante, et quand son repère est atteint, il arrêtait de compter. Étalée sur les ans, cette méthode donnait une durée comprise entre 365 et 366 jours, exactement ce que nous utilisons aujourd'hui pour l'année solaire! Par la suite, et avec le savoir des pharaons, on avait constaté que le moment précis de la crue du Nil correspondait à une position précise du soleil (Râ) dans le ciel. Cette position est repérée par l'ombre d'un obélisque, par exemple.  A partir de là,  la mesure du temps n'était plus rattachée à une crue mais à la position de l'astre de feu dans le ciel, de là le calendrier solaire.
C'est tout de même extraordinaire: le Nil prend sa source dans le cœur de l'Afrique centrale
(Région des Grands Lacs), parcourt miraculeusement plus de 6600 km, à peu près deux fois la distance Casablanca-Paris, et vient donner la vie à l’Égypte et….y fonctionner comme une véritable horloge!  De ce fait, le Nil est la mère de l’Egypte, mais il était aussi l’horloge du Monde !  Néanmoins, il faut préciser ici que ce cycle des crues naturelles s'est arrêté depuis la construction du Haut Barrage d'Assouan en  1970.                       
Une fois la durée en jours d'une année connue, le reste n'est plus qu'une affaire d'arithmétique et de beaucoup, de manipulations politiques. Le nombre de mois est lui suggéré par le fait que 12 cycles lunaires couvrent à peu près le cycle des saisons.

Le calendrier julien

Jules César s'empara donc en Egypte de ces données de base et de retour à Rome, imposa le nouveau calendrier, "modestement" appelé calendrier julien. On fait alterner des mois de 30 et 31 jours. La durée moyenne d'une année est de 365 jours plus un quart de jour. Pour résoudre le problème du quart de jour, on comptera 365 jours pour trois années successives et 366 jours pour la quatrième qui sera bissextile.
Empire romain
Pour être associé au calendrier, Jules César donna son nom au beau mois de Juillet (Julius), un mois de 31 jours, bien entendu, et de surcroît le mois des moissons! Plus tard, l'empereur Auguste, pour ne pas être du reste,  donna son nom au mois d'août, rallongé d'un jour à l'occasion (31), quitte à voler un jour au pauvre mois de février. Cette pratique, de donner le nom d'empereurs aux mois allait devenir la règle et on a failli avoir tibérus pour septembre; mais l'empereur Tibère, tyran à ses heures, refusa avec modestie devant le Sénat qui le lui proposait et lança " Et que ferez-vous après le douzième empereur?" ; L'affaire était close. D'ailleurs, il savait lui que César qui avait voulu régenter le temps et appartenir à l'éternité, a eu sa propre vie écourtée puisqu'il est mort assassiné, un an après le début de son propre calendrier.
Le calendrier est promulgué donc en l'an 45 avant J.C et, comme on le voit et contrairement à une idée largement répandue, il n'a strictement rien à voir, à son début, avec le christianisme.
Jésus Christ est né 45 ans plus tard à Bayt Lahm (Bethléem) en Palestine, territoire colonisé (déjà!) par les Romains. Vu de Rome toute puissante, cet évènement qui s'est déroulé dans la périphérie de l'empire romain passa inaperçu. Ce n'est que cinq siècles plus tard, après la conversion de l'empereur Constantin, que le comptage des années avant et après J.C a été instauré.
 Principales dates du calendrier

-723 : Fondation de Rome 
- 44  : Début du calendrier julien (Jules César)
    0   : Début du calendrier moderne, mais le zéro n'existait pas encore.
882   : Calcul de la durée d'une année solaire par Al-Battani, 365j. 48 m 24 s
15/10/1582 : Début du calendrier grégorien.
1750: Adoption du calendrier réformé par l'Angleterre.
  1949 : Adoption par la Chine de Mao Zedong.
 
 Les Hommes de science musulmans et le calendrier

Le calendrier ainsi suivi, de manière immuable, va tenir pendant 16 siècles avant d'être ébranlé: C'est qu'entre temps une nouvelle religion, l'Islam, allait naître et donner naissance à une civilisation arabo-musulmane au rayonnement considérable. Les savants musulmans maîtres des mathématiques et de l'astronomie, vont remettre alors en cause la justesse de ce calendrier et il faut insister, d'un point de vue strictement scientifique.  
Au début du 7 ème siècle, l'Islam naît en Arabie Saoudite. Le calendrier musulman démarre l'année de la Hijra, migration de Sidna Mohammed de la Mecque à Médine, ce qui correspond à l'an 622. Il est lunaire conformément au Coran qui dit, concernant le mois de Ramadan : "….Dès que l'un d'entre vous verra apparaître le croissant de la lune, alors qu'il jeûne". Ce calendrier sera  instauré par le 2ème Khalife Omar Ibnou El Khattab en 634.
En deux à trois générations, le monde musulman s'étalait de la Chine à Jabal Tarik (Gibraltar), en Espagne, au sud de l'Italie et jusqu'aux portes de Rome. Les sabres recourbés de l'Islam n'expliquent pas à eux seuls les succès foudroyants et l'implantation durable dans ces immenses territoires. Suivant strictement les recommandations de Rassoul Allah, disant que le savoir et la connaissance sont aussi des facteurs qui assurent les triomphes et le progrès. Ces armées procédaient aux conquêtes (foutouhates) en s'appuyant sur deux éléments de base : l'Islam et la langue arabe. L'Islam assurait le ciment entre les peuples et la langue arabe le moteur pour véhiculer le savoir.
Les civilisations des nouveaux territoires ont été rapidement assimilées et développées. De la confrontation positive des savoirs arabe, perse, hindou, égyptien, romain et hellénique vont naître de nouvelles découvertes.
Les nouveaux almanakhs (almanachs) musulmans ne donnaient pas seulement des dates, mais des informations sur les astres, sur le temps et sur les saisons agricoles.
En peu de temps, le rayonnement de la civilisation arabo-musulmane était devenu immense. Le flux des connaissances allait de l'Orient vers l'Occident, alors en plein Moyen Âge, à travers les avants postes du monde musulman, comme Tolède ou Palerme. La bibliothèque de la Cordoue musulmane allait devenir la plus importante dans le monde avec 400.000 livres.
Au 9ème siècle sous le Khalifat Abbasside, Baghdad était devenue la capitale culturelle et scientifique du monde. Une grande université, Bayt Al Hikma – Maison de la Sagesse – est construite en 833 autour de la plus grande bibliothèque d'Orient après celle d'Alexandrie.
Ce Bayt Al Hikma allait devenir un creuset culturel et le siège d'un bouillonnement scientifique sans précédent. C'est ainsi que l'Occident allait recevoir des trésors de savoir, y compris son propre héritage, quand les savants arabes allaient sauver et traduire les pères de la logique occidentale comme Aristote et Euclide.        
Un événement, à lui seul, peut donner la mesure du décalage scientifique d'alors entre Orient et Occident: C'est lorsque Haroun Arrachid (celui-là même des Mille et Une nuits) envoya en guise de présent, une clepsydre (horloge à eau) en laiton à Charlemagne, le plus grand empereur en Occident à cette époque. Arrivée à Aix-la-Chapelle (aujourd'hui Aachen en Allemagne), la délégation portant le cadeau mécanique découvrit "une cour où les gens comptaient avec leurs doigts" alors qu'à Bayt Al Hikma on étudiait les constellations et on cherchait à mesurer la circonférence de la Terre. Cet événement révéla à Charles le Grand la supériorité de l'Orient et l'incita plus tard à créer l'école. D'ailleurs une chanson disait avec ironie:

Qui a eu cette idée folle
Un jour d'inventer l'école
C'est ce sacré Charlemagne
Sacré Charlemagne…

Pendant ce temps, le monde musulman se préparait à édifier les universités d'Alazhar au Caire et des Quarawiyyines à Fès.  
Si l'on devait traiter exclusivement ce que les hommes de science arabo-musulmans ont apporté comme outils scientifiques à la mesure du temps et donc au calendrier, en dehors des autres domaines (médecine, architecture, agriculture, etc.), quatre noms se détachent nettement et doivent être cités.
 Kitāb al-mukhtaṣar fī ḥisāb al-jabr wa-l-muqābala
Le premier et, à coup sûr, le plus grand génie parmi les génies est Abou Jaâfar Mohammed Ibn Moussa Al Khawarizmi (780-850). Il a exercé comme astronome chargé de mesurer la distance entre deux méridiens. Désigné par Al Mamoun comme directeur de la bibliothèque de Bayt Al Hikma, il est surtout l'inventeur de l'algèbre moderne dont le nom dérive de son ouvrage " Kitāb al-mukhtaṣar fī ḥisāb al-jabr wa-l-muqābala"(photo ci-contre). Le mot algorithme, essentiel dans la planification informatique aujourd'hui, est une simple déformation de son nom par les Européens du Moyen Âge (Algoritmi). Al Khawarizmi établit la plus ancienne table des zijs (ensemble de tables astronomiques) qui allait devenir un ouvrage de base pour les astronomes européens du Moyen Âge.
Plus important encore est le traité d'Al Khawarizmi appelé en latin "Algoritmi de numero indorum" où il explique l'utilisation du système numérique: 1, 2, 3, 4, ... ces chiffres indiens au départ, mais développés par les Arabes et ensuite adoptés par l'Occident comme chiffres arabes. Les successeurs  du grand savant à Bayt Al Hikma vont développer son traité pour aboutir à l'invention du zéro. Cette découverte qui nous fait sourire quelquefois, va révolutionner le calcul mathématique restreint jusqu'alors aux seuls nombres      entiers. Le nombre latin V, XII n'existe évidemment pas, mais le nombre 5,12 existe et il a une signification avec les chiffres arabes, c'est toute la différence. Alors qu'avant on comptait I puis II ensuite III.... on ne considérait que trois nombres entiers et on sautait tout ce qui avait entre, c'est-à-dire une infinité que les Arabes appelaient les nombres décimaux.
Comme on le sait, Dame nature n'est pas toujours docile et les nombres qui caractérisent son évolution ne sont pas toujours entiers. C'est ainsi que, en utilisant les astrolabes, le globe et leurs connaissances trigonométriques, les savants de Bayt Al Hikma allaient découvrir que la durée moyenne de l'année solaire n'est pas de 365 jours et un quart de jour(365,25) mais  ....... 365,242199 jours.
Le deuxième grand savant qui a travaillé dans la Maison de la Sagesse est Abdoullah Ibn Jabir Al Battani (850-929), connu en Occident sous le nom latin d'Albaténius. Ses recherches et ses calculs l'ont amené à prouver que la distance entre la Terre et le Soleil varie en cours d'année, ce que nous expliquons aujourd'hui par l'orbite elliptique décrite par le globe terrestre. Il a affiné le temps annuel et l'a estimé à 30 secondes de ce qu'il est aujourd'hui.
Les travaux d'Al Battani ont servi de base aux astronomes européens par la suite. En particulier, le grand savant Copernic (1473-1543) qui expliqua le mouvement des planètes autour du soleil dans son ouvrage" De Revolutionibus", fit grand usage des travaux d'Al Battani pour établir sa propre théorie. Et il le dit. Retenons que cette reconnaissance arrive tout de même 6 siècles plus tard, nous en donnerons l'explication plus loin!
Le troisième savant est Abou Rayhan Mohammed Ibn Ahmed Al Birouni (973-1048). Il a travaillé sur les équinoxes et les latitudes. Ses ouvrages essentiels traitent de la chronométrie. Il établit une chronologie des principaux événements de l'histoire selon le calendrier musulman. Accessoirement, il dressa la liste de 720 médicaments avec leurs noms en cinq langues différentes.
Le quatrième savant, certainement le plus populaire, connu par sa poésie, les Robaiyates, est Omar Ibn Ibrahim Al Khayam (1048-1131), surnommé Omar Khayam. Il a travaillé pendant 18 ans en tant qu'astronome à l'observatoire d'Ispahan, à 300 km au sud de Téhéran. Il développa les principes algébriques d'Al Khawarizmi et estima la durée de l'année solaire à 365,24198 jours. Il élabora un calendrier solaire de huit années bissextiles tous les 33 ans. C'est évidemment assez complexe, mais la durée moyenne de l'année serait beaucoup plus proche de la valeur réelle que les 365,25 jours utilisés. A ses contemporains qui lui reprochaient de manipuler le calendrier, il répliqua dans une de ses Robaiyates:

Voilà que bien des gens me reprochent de faire
Entrer le temps divin dans un cadre serré
Soit! Mais est-ce si mal de vouloir en extraire
Des lendemains morts-nés, des hiers trépassés?

Maintenant des questions s'imposent. Les savants musulmans ont leur propre calendrier, pourquoi donc s'intéressent-ils à l'année solaire et au calendrier occidental ? Parce que le calendrier musulman est basé sur le cycle lunaire et il n'est dit nulle part qu'il devait coïncider avec les saisons. Le calendrier occidental est basé sur le cycle solaire (maintenant nous disons que c'est la terre qui tourne autour du soleil et ce serait plutôt le cycle terrestre) et devait théoriquement coïncider avec le cycle des saisons. Les savants musulmans, forts de leur puissant système numérique et de la foudroyante invention du zéro, de l'utilisation du globe et du gnomon (cadran solaire), sont arrivés à calculer la durée de l'année solaire dans un souci de vérité scientifique. Comme ils l'ont fait dans leurs travaux astronomiques pour d'autres étoiles. Seulement voilà, les hommes sur terre utilisent la durée de l'année solaire pour le calendrier et cette durée est fausse.
Un lecteur non averti sur ces questions pourrait penser qu'avec cette kyrielle de chiffres après la virgule dans la durée de l'année solaire, les savants musulmans cherchaient, comme on dit ici, "un étui pour une faucille"(jwa manjel). Le fond de l'affaire est autre.
 La différence entre 365,25 et 365,242199 jours n'est que 0,007201 jour (voilà qu'on retrouve l'utilité du zéro), ce qui fait des poussières de jour et dans une année cela reste imperceptible. Seulement voilà: au moment où ces calculs étaient faits, 1626 ans s'étaient écoulés depuis le début du calendrier julien et cela fait un décalage de plus de 11 jours! Résultat, le calendrier occidental dérive par rapport aux saisons et cet écart va grandissant, puisqu'à chaque cycle la durée réelle est plus petite que la durée du calendrier. Moralité, pour repositionner le calendrier, il fallait "éponger" quelques jours! Les savants musulmans plaçaient d'ailleurs le débat, disons de manière élégante, sur un plan strictement scientifique.
Mais revenons sur terre et à la réalité de la fin du premier millénaire: pendant que les savants musulmans de Bayt Al Hikma jonglaient dans leur tête avec des équations décimales et des algorithmes, pendant qu'ils s'étripaient à coup de chiffres après la virgule pour déterminer avec précision la durée de l'année solaire, l'Occident vivait tranquillement son Moyen Âge. A cette époque, IX-Xème siècle, les Occidentaux avaient depuis longtemps oublié les enseignements scientifiques et culturels des civilisations hellénique et romaine de leurs propres ancêtres. La Renaissance, c'est-à-dire le retour à ces civilisations, attendra encore quelques siècles. Ils ne se doutaient pas que, loin là-bas en Orient, des doctes en turbans, avec des pantalons bouffants en soie, colorés et parfumés aux encens d'Arabie, déterraient des livres, les traduisaient, les commentaient, redonnaient vie à Aristote et Euclide et préparaient tout ce savoir pour le transmettre à leurs propres héritiers. Nous avons dit transmettre! Certains enseignements nécessiteront deux siècles, d'autres plus encore. A l'époque, il n'y avait ni Internet, ni smart phones, ni avions. Il y avait surtout que quand l'Orient était plongé dans ces travaux hautement civilisationnels, l'Occident préparait ses Croisades.
Comment les trésors du savoir ont-ils été transmis, puisqu'ils ont été effectivement transmis? Certains l'ont été rapidement, mais d'autres ont pris des siècles. On peut arguer que le savoir, algèbre et astronomie par exemple, ne concerne qu'une partie restreinte de la population. Oui mais le système numérique arabe, c'est-à-dire les chiffres 1, 2, 3, 4...,  concerne tout le monde. Les gens ont besoin de compter partout  et tout, y compris leur âge. Dans les faits, l'Occident faisait un tri dans tout ce qu'il recevait de l'Orient. Al Khawarizmi et plus tard Ibn Rochd (Averroes) seront traduits et leurs théories inoffensives rapidement exploitées et approfondies. Il n'était pas raisonnable de priver les savants européens des puissants procédés algébriques qui facilitent l'étude de toutes les autres sciences.
 Le système numérique arabe lui attendra la fin des Croisades. Ce système, largement utilisé à Damas et Baghdad au 10 ème siècle, avait pourtant prouvé sa souplesse et sa grande supériorité sur les autres systèmes de l'époque et d'abord sur le système de chiffres romains en Europe. Mais l'esprit des Croisades veillait: vous pensez bien, on n'allait pas compter les Ans de Grâce avec des chiffres venant de pays non chrétiens! Pourtant le système numérique avec son zéro et ses nombres décimaux, se révélait plus pratique au fur et à mesure du développement des sciences, et allait s'imposer en Europe au début du 14 ème siècle. Il faut comprendre que l'introduction de ce système allait changer les habitudes,  les manières de travailler et les modes de vie des européens, certainement comme l'informatique l'a fait récemment. Jamais l'Occident n'aurait adopté le système numérique arabe, si la supériorité de celui-ci n'était pas flagrante. Essayez donc d'exprimer le nombre d'Avogadro 6,023 x 1023, base de la chimie moderne, en chiffres romains. Il vaut mieux y renoncer!
Quant à cet Al Battani et à ce Khayam qui proposent d'éponger quelques jours du calendrier "sacré", cela dépassait l'entendement; il n'en est pas question, venant de plus de gens impies. Les tenants des Croisades ignoraient évidemment que ce calendrier julien appartient d'abord au paysan égyptien qui, sur les berges du Nil.....
Mais Al Battani et Khayam au 16ème siècle, c'est-à-dire six siècles après leur mort, auront leur revanche et peuvent dormir en paix. Ils seront réhabilités par le génial Copernic en le sachant et Sa Sainteté le Pape Grégoire XIII, sans le savoir.

Réforme du calendrier

Après des siècles de tergiversations, mais aussi de progrès des sciences absolument impossibles à réaliser sans le système numérique arabe et les procédés algébriques, les astronomes européens se rendaient progressivement à l'évidence: Le calendrier, immuable depuis 16 siècles, contenait une bombe mathématique déjà repérée par Al Battani et Khayam. Il s'écartait de plus en plus des saisons et il faut donc le réformer. Le coup de grâce est donné par Copernic dans "De Revolutionbus" où il est fait référence à Al Battani : c'est la découverte du système solaire que nous étudions sous forme de petites boules qui gravitent autour du soleil.
Comme nous avons parlé des Croisades, disons un petit mot sur l'Inquisition, ce deuxième fléau à propos duquel le Pape Jean Paul II a présenté les excuses de l'Eglise. Copernic échappa à la vindicte des inquisiteurs, car il écrivit la dernière phrase de son ouvrage sur son lit de mort; mais il sera traité d'hérétique par la suite, pour avoir prouvé que les planètes, dont la terre, gravitent autour du soleil. Son disciple, Galilée (1564-1642) passa lui à la trappe de l'inquisition pour avoir dit que la terre tourne et d'autres "absurdités "de ce genre. Il échappa à la mort, en renonçant à tous ses écrits, au cours de procès humiliants.
Entre temps, le Pape Grégoire XIII au 16ème siècle mit en place une commission calendaire pour réformer le calendrier. Les travaux vont durer 12 ans environ. Parmi les membres de cette commission, il y avait un patriarche syrien qui n'entendait que la langue arabe. Parmi les documents de base étudiés, il y avait de discrets traités traduits de l'arabe. Il existe encore aujourd'hui à Mandragone près de Naples, exposées les minutes de ces documents et la table sur laquelle a été signé le document décrétant la réforme du calendrier.
En quoi donc consistait la réforme du calendrier? Ni plus ni moins à enlever 10 jours du calendrier pour le repositionner!! Al Battani et Khayam, dormez en paix! Le calendrier s'appellera désormais calendrier grégorien. 
Le président Clavius, de cette commission, qui a donc seulement répété ce qu'avait préconisé Khayam six siècles avant lui, donnera son nom à un cratère sur une planète (l'action du film "2001, odyssée de l'espace"se déroule dans ce cratère). Il suffit à Khayam que l'on continue de chanter ses Robaiyates, pour l'éternité...
Quant à la réforme proprement dite, les choses n'ont pas été simples. Il y avait deux options: soit enlever les années bissextiles pendant 40 ans, c'est à dire garder février avec 28 jours pendant  toute cette période, soit enlever 10 jours d'une seule traite. C'est cette dernière option qui a été retenue. On décida alors que le lendemain du 4 octobre 1582 ne sera pas le 5 mais le 15 octobre 1582!
D'un seul coup, 10 jours, pendant lesquels les hommes ont vécu et la terre a tourné, disparurent de l'histoire du monde. Selon le calendrier grégorien, personne n'est né et personne n'est mort entre le 4 et le 15 octobre 1582. Imaginons un instant la grande confusion, si l'on décrétait que le lendemain du 27 novembre n'est pas le 28 novembre mais le 8 décembre 2000!
La réforme n'est pas passée sans problèmes. Des gens se sont rebellés, estimant qu'on les dépouillait de 10 jours de leur vie. Plus crucial encore, les pays protestants, orthodoxes ou anglicans qui refusent tout ce qui vient du Pape, s'en tiennent eux au calendrier ancien style. Un voyageur qui quittait une ville catholique le 3 janvier 1583 pour rallier une ville protestante le même jour arriverait le 23 décembre 1582, donc l'année précédente.
C'est progressivement que les pays européens se sont convertis au nouveau calendrier. La Russie ne l'adopta qu'en 1918, si bien que la Révolution d'octobre 1917 a eu lieu en réalité en novembre 1917. Mao Zedong l'imposa en Chine en 1949, à côté du calendrier chinois.
En passant, il y a eu en Europe quelques tentatives d'introduction de nouveaux calendriers; le plus connu est celui de la révolution française en 1792. Il avait des noms de mois qui ne se réfèrent plus à des empereurs mais à la nature (pluviôse, brumaire, germinal..). Des mois de 30 jours (on équilibre le tout à la fin de l'année avec des jours appelés sans-culottides), des semaines de 10 jours et le système décimal pour la journée: 10 heures par jour, une heure de cent minutes et une minute de cent secondes. Ce calendrier tiendra jusqu'en 1806 et sera abrogé par Napoléon.

Telle est l'histoire du calendrier que nous reproduisons de manière mécanique, d'une année à une autre. Alors qui l'a inventé? On ne peut donner un seul nom. Mais comme on le voit, cet objet génial reste le symbole d'une œuvre commune et de ce que peuvent produire des civilisations différentes quand elles décident de donner, ensemble, le meilleur d'elles-mêmes.   



Abdelmalek TERKEMANI
Chercheur et expert international

-Article paru dans le journal "Libération" des  30/11 et 1/12/2000.