mercredi 17 janvier 2018

LE TRIBUNAL DES EAUX DE VALENCE, UNE TRADITION HÉRITÉE DE AL- ANDALOUS

VALENCE, UNE VILLE AUX DEUX VISAGES. MAIS L'UN CACHE L'AUTRE! 


PLAN DU CENTRE DE VALENCE

Valence, troisième ville d’Espagne, allie modernité et Histoire dans un ensemble harmonieux. Les Marocains ne la connaissent pas bien, me semble-t-il, parce qu’elle ne se situe pas sur une zone de passage sud-nord, comme l'itinéraire classique Tanger-Madrid-Paris. C'est pourtant là que s'étaient installées les armées almoravides de Youssef Ibn Tachfine, venu porter secours aux royaumes des Taïfas. C'est sous les remparts de cette ville que s'étaient livrées des batailles de légende avec le fameux Cid (السيّد), au 11ème siècle . On a tendance à penser que ce personnage était seulement un héros de tragédie de Pierre Corneille. Ce Cid, Rodrigo Diaz, (1043-1099)  avait combattu à côté des  Musulmans à Saragosse et ensuite contre eux, à Valence. Originaire lui-même de Vivar près de Burgos, il deviendra Gouverneur de Valence, avant sa mort.
Lors de visites en ville, on découvre les quartiers de Saïdia, Benimaclet et Russafa. La grande rue d'Alcùdia qui mène à la ville du même nom. Le stade de football du Valencia F.C. porte le nom de Mestalla, c'est-à-dire Msalla, un lieu de prières situé à l'écart du centre ville, comme  au Maghreb. Au nord de Valence commence la belle Costa El Azahar et à quelques kilomètres au sud de la ville, se trouve le Parc national d’Albufera autour du plus grand lac d'Espagne. Il s’agit, en fait, d’Albuheira (البحيرة), soit la petite mer ou le lac.
Les mots arabes ont été écornés et un peu déformés par les siècles. Mais il n'y a pas que les mots,  il y a aussi et surtout des traditions toujours suivies, de nos jours, mais dont les origines arabo-berbères ont été progressivement effacées. Volontairement. C’est le cas du Tribunal des eaux de Valence, Tribunal de las Aguas de Valencia.

TRIBUNAL DES EAUX DE VALENCE

Réunion du Tribunal des eaux de Valence. Tableau de 1875.

C’est un tribunal qui obéit aux règles édictées par la tradition. Sa fonction première est de résoudre les conflits d’irrigation dans la région de Valence. Cette région d’Espagne manque d’eau d’irrigation en comparaison avec les autres régions. Les ressources communes en eau sont alors à utiliser avec parcimonie mais aussi avec équité, par les propriétaires terriens de huertas. Au-delà de son rôle juridique, ce tribunal a un rôle-pivot dans la vie des communautés traditionnelles : Il assure leur cohésion sociale, veille à la complémentarité des métiers (gardiens, inspecteurs, émondeurs...), et contribue à la transmission orale des savoir-faire d’irrigation.

Déroulement des séances du tribunal

Canal d'irrigation près de Valence    Ph. Terkemani
Le tribunal fonctionne selon des procédures démocratiques. Il est composé des représentants des huit communautés d’Irrigants de Valence. Traditionnellement, l’un de ces représentants est élu pour en présider les séances, durant une période indéterminée.
Les réunions du Tribunal ont lieu, en public, tous les jeudis à partir de midi, devant la porte des Apôtres de la Cathédrale de Valence. L’huissier, avec l’autorisation du président, appelle les accusés de chacun des canaux avec une phrase traditionnelle : « Denunciats de la sèquia de…! (requérants du canal de…) » Le plaignant expose alors son cas devant le Tribunal, et ensuite l'accusé se défend lui-même (sans avocat !) et répond aux questions du représentant du canal auquel il appartient. C'est ensuite que le Tribunal, à l'exception du représentant du canal en question, décide de la culpabilité ou non de l'accusé. Dans l'affirmative, le représentant du canal fixe le montant de l'amende à payer, en accord avec les règlements de sa propre Communauté d'Irrigants. Aujourd'hui encore l'amende se compte en « gages », comme à l'époque médiévale, un gage correspondant au salaire journalier du gardien du canal. 

HISTOIRE DU TRIBUNAL

De nos jours, les réunions du Tribunal des eaux constituent une attraction touristique majeure de Valence. De nombreux touristes convergent le jeudi (moi aussi) vers la place de la Vierge, devant la Cathédrale de Valence. Les séances du Tribunal démarrent sous le tintement assourdissant des cloches de la tour du Micalet.
Le lieu de réunion, les cloches de l’église aidant, donne, forcément, à penser à l’assistance que l’origine de ce Tribunal est chrétienne.  Surtout que les dépliants distribués aux visiteurs ne parlent absolument pas de cette origine. Les guides et les livres non plus...

Pourtant, en prêtant attention aux jugements, on reconnaît quelques attitudes et arabismes, sèquia (ساقية), huertas (حرث) etc. Ce qui devrait plaider, historiquement,  pour une autre origine…L’explication de cet « oubli » est alors à chercher dans des événements tragiques qui se sont déroulés en 1609 en Espagne…

LE TRIBUNAL DES EAUX DE VALENCE, HÉRITAGE D’AL-ANDALOUS…

L'expulsion des Morisques d'Espagne est promulguée par le roi Philippe III d'Espagne le 22 septembre 1609. C’est le Royaume de Valence qui inaugure ces opérations tragiques, trois jours plus tard : Il s’agit de la première et la plus importante épuration ethnique de l’histoire. Certaines fois, elle s’est transformée carrément en un génocide. Pour toutes les régions d’Espagne, le nombre d’expulsés varie entre 500.000 et 1000.000.
La fresque suivante, en zelliges (azulejos) sur un mur de Valence montre les armées, sous la conduite du roi de Valence en personne, qui procèdent, de manière héroïque ! à l’expulsion de la moitié de la population de la ville de Valence (en haut à gauche) !!
De nos jours, cet épisode est encore rappelé, sans vergogne, dans des fêtes, « Moros y Christianos » dans des villes autour de Valence (Alcoy)...
1609. Début de l'expulsion des Morisques de Valence (en haut à gauche)              Photo  Terkemani

On  "comprend"  alors que, si Valence préfère rappeler sur ses murs sa période glorieuse (?) de l’expulsion de la moitié de sa population civile, elle ne veuille pas que ses touristes et ses visiteurs actuels  associent cette population aux nobles traditions héritées de la civilisation et de la splendeur d’Al-Andalous. Ce qui est le cas du Tribunal des eaux. On laisse donc sonner les cloches, le jeudi à midi, en espérant que personne ne se poserait des questions et que le temps ferait le reste…
Il ne suffisait pas de harceler les Morisques, de les expulser, les voler et les jeter par-dessus bord des bateaux, il fallait aussi les dépouiller de leur propre histoire.
 Mais le mystère du Tribunal a fini par s’éclaircir.
En 1813, Francisco Javier Borrull, un chercheur catalan  voulant défendre l’existence du Tribunal de las aguas, établit, historiquement, l’origine musulmane  de ce Tribunal :

  • Les réunions du Tribunal de las aguas ont lieu devant l’entrée de la cathédrale de Valence ? Oui, mais cette cathédrale Sainte-Marie a simplement été édifiée sur l’emplacement d’une ancienne mosquée (ce qui est le cas dans de nombreux endroits en Espagne). Le Tribunal a continué de se réunir devant la cathédrale comme il le faisait dans l’enceinte de la mosquée andalouse.
  • Les réunions ont lieu chaque jeudi ? Parce que le jeudi est la veille d’un jour de repos et de prières en pays d’Islam. On avait donc choisi ce jour pour régler les litiges des eaux et se consacrer aux activités spirituelles du vendredi.
  •  Les gestes du président du Tribunal restent mystérieux ? Lors du jugement du Tribunal, le droit de parole est attribué par le président d’un signe du pied. On a remarqué que dans de nombreuses communautés nomades dans les pays du Maghreb, le Fqih ou le Sage donne la parole, dans des réunions, de cette manière.                                                                             
De fait, les grands systèmes complexes d’irrigation des huertas de Valence et de Murcie ont été  construits à l’époque de Al-Andalus (IXe-XIIIe siècles ap. J.-C.). On constate aussi que les techniques hydrauliques et la gestion des espaces irrigués dans ces huertas  s’inspirent beaucoup des pratiques utilisées dans les pays du Maghreb, en particulier dans les zones semi-arides ou les oasis. 


Il faut ajouter que la mosquée qui a été le lieu de réunion de ce tribunal, est une garantie de certaine solennité et d'un engagement moral ferme pour l'application de ses jugements. 

De plus, Javier Borull fixa la mise en place de ce Tribunal en 960, sous le règne du Calife Al-Hakam II, période qui correspond à une situation de paix totale dans Al-Andalous. Suivant l’hypothèse de Borull, le millénaire du tribunal a été fêté en 1960, ce qui fait remonter formellement son origine à Al-Andalous.
Malgré ces preuves, aucune allusion n’est faite à Al-Andalous dans les documents distribués aux touristes qui assistent aux réunions du Tribunal. 

LE PATRIMOINE MONDIAL DE L'HUMANITÉ EN PÉRIL!!

En 2009, soit au 400 ème anniversaire du décret d’expulsion  des Morisques, le Tribunal des eaux de Valence (avec celui de Murcie) est inscrit au « Patrimoine culturel immatériel de l’humanité ». Le dossier de candidature, présenté par l'Espagne, est basé sur les thèses prouvant l’origine musulmane du Tribunal. L’UNESCO précise dans ses archives, concernant cette inscription, "Les tribunaux d’irrigants du bassin méditerranéen espagnol sont des juridictions traditionnelles de gestion de l’eau qui remontent à l’époque d’Al-Andalus (IX-XIIIe siècles)". Malgré ces évidences, aucune mention n’est faite, de nos jours, à Al-Andalous, ni dans les documents distribués aux visiteurs, ni par une simple plaque commémorative et explicative de histoire de ce Tribunal. Par contre, Valence préfère exhiber toujours, en public, ses fresques montrant l’expulsion des Morisques…
Les villes de Grenade, Séville, Tolède, Cordoue, Cacérès, Cuenca et la palmeraie d’Elche, entre autres, ont été déclarées par l'UNESCO, Patrimoine Mondial de l'Humanité, de par leur passé arabo-berbère. Comme pour le Tribunal des eaux de Valence, une fois cette déclaration officialisée, le discours change et l'on ne voit plus clairement cette origine andalouse dans les informations fournies aux visiteurs. Certaines fois, le message traduit de vieux réflexes et s’éloigne nettement de l’esprit « Patrimoine mondial », c’est ce qui se passe dans la Grande mosquée de Cordoue. Les gestionnaires de cette mosquée, certainement dépités (!) par l’afflux des visiteurs du monde entier, leur distribuent des dépliants avec cette réflexion : « Si cette mosquée omeyade n’a pas été transformée en un amas de ruines, c’est grâce à nous ! ». On se demande ce que ce genre de réflexion vient faire ici. Les candidatures que l'Espagne adresse à l'UNESCO pour l'inscription sur les listes du "patrimoine mondial" parlent bien de tolérance et de respect mutuel entre civilisations et cultures différentes...
L’UNESCO devrait se pencher sur  les questions de respect des engagements pris par les pays qui ont demandé à inscrire des sites, des villes ou des traditions sur la liste du patrimoine mondial de l’Humanité. Il y va de la crédibilité de cette Organisation…

Dépliant remis aux touristes, à l'entrée de la mosquée de Cordoue, un "patrimoine mondial de l'Humanité" !!



Abdelmalek  TERKEMANI

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