jeudi 12 octobre 2017

CORDOUE ET SA MOSQUÉE, IL Y A MILLE ANS, COMME SI VOUS Y ÉTIEZ...


 CORDOUE ET SA MOSQUÉE


Pendant de longs siècles, la Mosquée de Cordoue a été la deuxième plus grande mosquée du monde après celle de la Mecque.
Abderrahman 1er (731-788), l’omeyade, avait lancé les premiers travaux de cette mosquée en 786. Les travaux d’agrandissement par ses successeurs Abderrahman II, Al Hakam II et Al Mansour, se sont étalés sur plus de deux siècles. Après  la chute de Cordoue, en  1236, la mosquée a été modifiée (défigurée) et finalement interdite de prières pour les Musulmans :
·         Une cathédrale a été édifiée en plein milieu de la mosquée, de nombreux piliers détruits et la toiture éventrée.
·         Les portes d’accès à la salle des prières , à partir de la cour des ablutions, ont été murées
·         Le minaret, même s’il n’a pas été détruit, a été muré également pour être transformé en clocher.
Malgré ces « modifications », des milliers de visiteurs accourent du monde entier pour voir, in situ, le monument le plus emblématique de l’architecture musulmane en Occident.
À toucher du regard ces édifications sublimes, on voudrait remonter le temps pour en savoir plus sur Cordoue et sa mosquée au sommet de leur splendeur. Pour cela, nous n’avons ni photos, ni films, ni plans d’époque et les nouvelles technologies ne nous sont d’aucune utilité. Heureusement, nous disposons du témoignage vivant, authentique et unique de Mohammed Al-Idrissi, le grand géographe marocain du 12ème siècle.
Al-Idrissi (1100-1165) né à Sebta, avait fait ses études à Cordoue, alors capitale d’Al-Andalous, Espagne musulmane. Dans "Nuzhat al-Mushtaq fi Ikhtiraq al-Afaq", son œuvre monumentale, plus d’une centaine de villes, à travers le monde, sont décrites avec leur vie sociale et les lieux dignes d’intérêt. L’ouvrage est enrichi par 70 cartes géographiques de différentes régions du monde. La description de Cordoue et sa mosquée est extraite de Nuzhat,  traduite sous le titre "Première géographie de l’Occident". Al-Idrissi nous parle de détails, maintenant disparus, qui nous seraient restés inconnus à jamais sans son témoignage : par exemple, l’énorme volume de Coran, avec des pages calligraphiées de la main de Uthman Ibn Affan, que deux hommes portent devant l’imam de la mosquée de Cordoue avant chaque prière ou les deux escaliers du minaret construits en colimaçon et deux personnes qui partent du pied du minaret ne se rencontrent pas avant leur arrivée au sommet…
Donnons donc la parole à Al-Idrissi pour nous guider dans Cordoue et sa mosquée, il y a environ dix siècles.

CORDOUE ET LES QORTOBIS
Vue de la mosquée au bord du Guadaquivir


"La ville de Cordoue est la capitale et la métropole d’al-Andalous, c’est le siège du califat musulman. Les qualités des habitants de Cordoue sont trop célèbres pour qu’il soit nécessaire d’en faire mention et leurs vertus trop évidentes pour qu’on puisse les taire. Ils conjuguent splendeur et beauté. Ce sont les plus grands savants de cette contrée et des modèles de piété. Ils sont renommés pour la pureté de leur doctrine, la probité de leurs gains, la beauté de leur apparence qu’il s’agisse d’habits ou de monture, l’élévation de leur intérêt pour les assemblées et les rangs et leur maîtrise des mets et boisson. Ils sont, de plus, doués dignes d’éloges. Cordoue ne manqua jamais de savants illustres ni de personnages distingués.  Ses marchands sont riches et possèdent des biens abondants, ils vivent dans l’aisance et ont des montures somptueuses. Ils sont mus par une noble ambition.
Cordoue se compose de cinq villes contiguës. Chacune est séparée des autres par une enceinte et est dotée de suffisamment de marchés, d’hôtelleries, de bains et de toutes sortes d’artisanats. La ville mesure d’est en ouest, trois milles* de long. Quand à sa largeur, depuis la Porte du Pont jusqu’à la Porte des Juifs, qui est au nord, elle est d’un mille. Elle est bâtie au pied d’une montagne qui la domine et s’appelle Jabal al-‘Arus (Sierra Morena).

LA MOSQUÉE DE CORDOUE

C’est dans la ville centrale que se trouvent la Porte du Pont et la mosquée du vendredi qui, parmi les mosquées musulmanes, n’a pas sa pareille pour l’architecture, les ornements et les dimensions. Elle mesure cents toises* de long et quatre vingt de large, une moitié est couverte d’un toit, l’autre est à ciel ouvert. Les arcs qui soutiennent son toit sont au nombre de dix-neuf. Il y a là des colonnes-je veux dire les colonnes qui soutiennent son toit entre les piliers, celles de la Qibla, petites ou grandes, et celles de la grande coupole- au nombre de mille. Il y a cent treize candélabres destinés à l’illumination ; le plus grand peut porter mille lampes, le plus petit douze. Tout le plafond se décompose en compartiments de bois fixés au  moyen de clous sur les solives de la toiture. Tout le bois de cette mosquée provient des pins de Tortose. Pour les solives, l’épaisseur d’une face est d’un bon empan*, la largeur de l’autre face est d’un empan moins trois doigts et leur longueur est de trente sept empans. Entre une solive et une autre, il y a un intervalle égal à l’épaisseur d’une solive. Quant aux compartiments que nous avons évoqués, ils sont entièrement plats et recouverts de divers ornements hexagonaux ou diagonaux, sous la forme de mosaïques ou de moulures. Les peintures ne sont point semblables les unes aux autres, mais chaque compartiment du plafond forme un tout complet, du point de vue des ornements dont l’agencement est bien réalisé et la couleur des plus merveilleuses : ainsi du rouge de cinabre, du blanc de céruse, du bleu lapis, de l’oxyde rouge de plomb, du vert de gris et du noir d’antimoine. Le tout réjouit la vue et agit sur l’âme par le biais de la perfection des dessins, du contraste et de la répartition des couleurs. La largeur de chacune des pierres qui composent les arcs est de trente-trois empans et quinze empans séparent chaque colonne de la suivante. Chaque colonne a un chapiteau et une base en marbre. Les entrecolonnements consistent en arcs, d’une merveilleuse facture qui relient le somment des colonnes entre elles. Au dessus, d’autres arcs reposent sur des colonnes de pierres parfaitement taillées. Le tout est recouvert de plâtre et de chaux et orné de cartouche rond en relief, entre lesquels il y a des mosaïques de couleur rouge sombre. Sous chaque compartiment du plafond, il y a des lambris en bois sur lesquels sont écrits des versets du Coran. 
Mihrab de la Mosquée de Cordoue   (photo Terkemani)
 
Cette mosquée a une qibla qu’il n’est pas possible de décrire tant elle est parfaite. L’esprit est submergé à la vue de ces ornements et de toutes les mosaïques dorées et colorées que l’empereur de Constantinople la Grande a envoyées à ‘Abd al-Rahman surnommé al-Nassir li-Dîn Allah l’Omeyade. De ce côté, je veux dire du côté du mihrab, il y a sept arcs qui s’élèvent sur des colonnes. La hauteur de chacun d’entre eux dépasse une toise, ils sont tous émaillés, comme une boucle d’oreille, avec un art dont les chrétiens tout comme les musulmans, ne peuvent reproduire la splendeur, ni la finesse de réalisation. Au sommet de chaque arc, il y a deux inscriptions encastrées entre deux compartiments de mosaïque dorée sur un fond en émail de couleur bleu lapis en mosaïque. La partie inférieure de chaque arc , tel que nous l’avons décrit, porte deux inscriptions qui ressemblent aux deux premières et sont encastrées entre des mosaïques dorées sur un fond bleu lapis en mosaïque. Sur la surface du mihrab, on voit divers types d’ornements et de peintures. Sur les côtés du mihrab, il y a quatre colonnes, dont deux sont vertes et deux sont pommelées, d’une inestimable valeur. Au fond du mihrab, il y a un réservoir de marbre d’un seul bloc, dentelé, indenté et décoré avec les ornements les plus splendides en or, en lapis et d’autres couleurs encore. Tout autour du mihrab, il y a une balustrade en bois couverte de merveilleuses peintures.
A droite du mihrab, il y a la chaire de prédication. Elle n’a pas d’équivalent du point de vue de l’art mis en œuvre, dans les limites de la terre habitée. Les bois qui la composent sont l’ébène, le buis et le bois de senteur. On dit, dans le livre des annales des Califes omeyades, que l’on travailla à la menuiserie et à la peinture de celui-ci pendant sept ans, que six artisans sans compter leurs aides, s’y employèrent et que chacun d’entre eux reçut, chaque jour, un demi mithqal mohammadi      
A gauche du mihrab, il y a une construction qui contient un grand nombre de vases en or et en argent et des candélabres. Tout ceci sert à l’illumination de la vingt-septième nuit du glorieux Ramadan. Dans ce trésor, il y a également un exemplaire du Coran que deux hommes doivent soulever tellement il est pesant et qui contient quatre pages du volume que ‘Uthman Ibn ‘Affân a calligraphié de sa main ; on y remarque des gouttes de son sang. Ce volume est sorti du trésor tous les matins, deux hommes parmi ceux de la mosquée, sont chargés de cette tâche. Les devançant, un troisième porte un flambeau. Le volume porte un étui peint le plus magnifiquement, le plus délicatement, le plus merveilleusement qui soit. Un pupitre lui est destiné dans la salle de prière. L’imam lit la moitié d’une section du Coran et on le rapporte à sa place.
Coupole près du Mihrab        (Photo Terkemani)

A droite du mihrab et de la chaire de prédication, il y a une porte qui sert à la communication entre la mosquée et le palais. Elle donne sur un corridor qui court entre deux murs de la mosquée et est percé de huit portes dont quatre ouvrent du côté du palais et quatre du côté de la mosquée.
La mosquée a vingt portes recouvertes de lames de cuivre et d’étoiles de même métal. Chaque porte est dotée de deux anneaux pour frapper, très solides. Sur chaque battant, il y a des ornements de mosaïques travaillés avec art en terre cuite rouge décorée au moyen de différentes techniques de dessins de plantes et de poitrines de faucons.
Tout autour de la mosquée dans sa partie haute, pour augmenter la lumière et la faire entrer jusqu’au plafond, il y a des carreaux de marbre, chacun long d’une toise, larges de quatre empans et épais de quatre doigts. Ils ont une forme hexagonale ou octogonale et sont percés à jour et tous différents les uns des autres.
LE MINARET
Au nord de la mosquée, il y a un minaret d’une construction singulière, la technique en est splendide et la forme d’une rare beauté. Il s’élève vers le ciel, à une hauteur de cent coudées mecquoises* ; la hauteur de l’emplacement où le muezzin se tient debout est de quatre-vingt coudées et, de là au sommet, il y a encore vingt coudées. On monte jusqu’en haut de ce minaret par deux escaliers, dont l’un est à l’ouest et l’autre à l’est. Deux personnes qui partent du pied de celui-ci ne se rencontrent pas avant leur arrivée au sommet.
Minaret

Pour l’extérieur, la partie centrale est faite de tuf de Lakka et revêtue, de la base au sommet, d’ornements qui sont les produits des divers arts de la peinture, de la calligraphie et de la peinture. Sur les quatre côtés de la tour, il y a deux rangs d’arcs arrondis reposant sur des colonnes de beau marbre. Le nombre de colonnes entre l’intérieur et l’extérieur est de trois cents- grandes et petites. Au sommet du minaret, se trouve un pavillon avec quatre portes où chaque nuit, deux muezzins passent la nuit. Les muezzins de ce minaret sont au nombre de seize, et ils lancent les appels à la prière suivant  un roulement qui en assigne deux à cette tâche chaque jour. Sur la coupole qui surmonte le pavillon, on voit trois pommes d’or, deux d’argent et des feuilles de lys. La plus grande de ces pommes pèse soixante livres (de celles qui servent à peser l’huile). Le nombre de personnes attachées au service de la mosquée est de soixante ; ils sont sous la surveillance d’un intendant. Lorsque l’imam commet une négligence, il ne fait pas sa prière avant le salam mais après.
A l’époque où nous rédigeons le présent ouvrage, la ville de Cordoue a été broyée sous la meule de la division, les vicissitudes et des malheurs ont éprouvé ses habitants, qui ne sont plus aujourd’hui qu’un petit nombre, même s’il n’est pas de nom de ville plus célèbre en al-Andalous."
Ainsi se termine la visite guidée par Al-Idrissi. L’époque correspond au passage du pouvoir dans Al-Andalous entre les Almoravides et les Almohades.

PATRIMOINE MONDIAL DE L’HUMANITÉ

J’ai visité la mosquée de Cordoue, la première fois en 1967. L’entrée était libre et gratuite. En 1984, l’Espagne avait introduit une demande auprès de l’UNESCO et "La grande Mosquée de Cordoue" a été déclarée Patrimoine mondial de l’Humanité, sous la référence N° 313. Cette distinction a eu comme résultat un afflux considérable de visiteurs qui, avec le temps, ont pris la curieuse  habitude de délaisser quelque peu la cathédrale voisine (c’est encore le cas aujourd’hui), pour concentrer leur attention sur les splendeurs et la magie de la Mosquée omeyade. Les autorités espagnoles qui s’étaient aperçues qu’elles  avaient peut- être mis  de la lumière sur la Mosquée, ont alors fait des démarches (Référence 313 bis), en 1994 auprès de l’UNESCO pour que le titre de Patrimoine mondial de l’Humanité soit accordé au "Centre historique de Cordoue" et  non à la seule Mosquée. Pourtant, c’est toujours la Mosquée qui est citée dans la nouvelle candidature pour être conforme aux critères de l’UNESCO. Le but de la manœuvre est évident : effacer la Mosquée de Cordoue de la liste du Patrimoine Mondial, ce qui fut fait. (http://whc.unesco.org/fr/list/313)
Depuis, les dépliants distribués aux touristes qui visitent la Mosquée, portent le titre de Cathédrale ou de Cathédrale/Mezquita, alors qu’il s’agit de présenter surtout la Mosquée ! De plus, dans ces dépliants, les autorités (religieuses ?) très dépitées par cette situation ont cru bon d’ajouter une précision : « una refexión » dont voici la traduction : C’est l’Eglise, à travers son conseil de la Cathédrale, qui a fait que la vieille mosquée du Califat de l’Occident,  la plus ancienne d’Espagne et Patrimoine historique de l’Humanité, ne soit pas devenue, aujourd'hui, un tas de ruines. Car, une des missions de l’Eglise a toujours été d’entretenir et d’inspirer l’art et la culture.

Dépliant distribué aux touristes venus visiter un Monument mondial de l'Humanité!!

En d’autres termes, c’est l’Eglise qui a fait que cette mosquée ne soit pas réduite en un tas de poussière. Et si elle l’a fait, c’est pour préserver l’art et la culture et non parce que c’est un lieu de culte !  Une partie de cette mosquée a pourtant été détruite. De plus, que sont devenues les 300 mosquées qui figurent dans les documents de l’UNESCO ? Le voilà, le véritable tas de ruines. 


Abdelmalek TERKEMANI
* Les valeurs des unités de mesure sont, approximativement :
Toise =  1,94 mètre
Coudée = 50 cm
Mille = 1600 m
Empan = 20 cm
Livre = 450 gr

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