vendredi 24 août 2018

LA DEUXIÈME MORT DU SAVANT MAROCAIN ABDALLAH BEN SASSI - DIALOGUE AVEC LES ABSENTS D'OXFORD


Museum of the History of Science  Oxford - Angleterre

DESTRUCTION DE LA TOMBE D'UN VÉNÉRABLE  SAVANT MAROCAIN 

Aujourd’hui, j’ai rendez-vous avec les huit savants marocains d’Oxford, au "Museum of the History of Science". On en avait convenu lors d’une brève rencontre, il y a quelques jours.  C’est une chance unique dans une vie.   
Je  marche dans cette  vieille ville anglo-saxonne, avec ses colleges,  ses musées, ses bibliothèques, ses églises, et je me dis que je vais rencontrer ici dans ce décor, qui m’est peu familier, des savants marocains du 11ème au 19ème siècle. Ces derniers ont le khôl aux yeux, portent des pantalons bouffants et des turbans magnifiques. Ils représentent une partie de l’Histoire des sciences. Le destin les a réunis ensemble  dans ce  musée pour l’éternité, alors que dans leur pays on (le gouvernement) feint d’ignorer jusqu’à leur existence…

Ces pensées m’aident à parcourir les quelques centaines de mètres qui me séparent du musée et à préparer, dans ma tête,  ma rencontre avec ces savants. Seulement voilà, mon désarroi est total, car  je n’ai rien de bon, venant de notre pays, à leur annoncer: Après la publication de l’article « Savants marocains : Honorés à Oxford, ignorés par leur pays »,  j’ai eu des informations tristes et dramatiques concernant l’un d’eux, Abdallah Ben Sassi (écrit Abdoullah Ibn Sasi au musée MHS). 
En effet, mes amis Hamid Triki, historien et Fouad Al-Marsawi, chercheur, membres de l'Association Mémoire de Safi, m’ont fait savoir que ce savant était l'astronome du sultan Mohamed Ben Abdallah (1715-1790) et d'autres sultans alaouites. Seulement au sein de la population safiote, il était (il est toujours) considéré surtout comme un saint: Sidi Abdallah Ben Sassi ! Il y a quelques années, les travaux d’extension du port de Safi ont balayé, sans ménagement, sa tombe et tout un cimetière avec. Cette tombe,  entourée d’un muret, objet de vénération par la population de Safi, a disparu à jamais et, avec elle, le souvenir d’une école d’astronomie, constituée autour de ce savant. Cette destruction est ressentie, douloureusement à Safi, comme la deuxième mort d'Abdallah Ben Sassi.
Je suis consterné et ne sais pas comment aborder cette question avec les savants marocains d'Oxford. Déjà qu’ils souffrent de l’ignorance dans laquelle leur pays les tient depuis des siècles,  si je dois, maintenant, leur annoncer que les responsables marocains du 21ème siècle se mettent à détruire leur tombe, cela va dépasser l’entendement !

Voici, en hommage à Abdallah Ben Sassi, les photos face et dos de son astrolabe exposé au Museum of the History of Science à Oxford. C’est  la seule trace matérielle (sa tombe ayant disparu)  qui reste de lui et qui se trouve, quel hasard et quelle chance, en Angleterre ! Et personne de Safi et du Maroc ne le savait jusqu'à cette découverte. L'inscription gravée au dos de cet instrument scientifique est :  الحمد لله صنعه عبد الله بن ساسى غفر الله له و لوالديه
 "Louange à Dieu. Fabrication d’Abdallah Ben Sassi que Dieu lui pardonne à lui et à ses parents".  Elle est bien caractéristique de l’humilité de l’homme de science qui implore la clémence divine.
FACE ASTROLABE D'ABDALLAH BEN SASSI          (PHOTO DU MHS)
DOS ASTROLABE D'ABDALLAH BEN SASSI              (PHOTO DU MHS)
 Inscription au dos de l'astrolabeالحمد لله  صنعه عبد الله بن ساسي غفر الله له ولوالديه          (PHOTO DU MHS)                                   
Arrivé au musée (entrée libre et gratuite), je fonce vers la salle de réunion. Je connais parfaitement les lieux maintenant, après plusieurs visites : Cette salle se trouve au sous-sol (basement), en dehors du circuit des visiteurs du musée. Je traverse le mur de brouillard et me retrouve dans la même salle de notre première rencontre. Les savants marocains sont déjà là. Normal, ils habitent au musée. Je les reconnais tous comme si nous étions de vieux amis. Mohammed Al-Idrissi est venu aussi, comme convenu, de Bodleian Library, en traversant la rue Broad Street. Ils sont huit en tout : Al-Khama'iri, Al Harrar, Al-Idrissi, les deux frères Mohammed et Hassan Al-Battouti, As-Sahli, Ben Sassi, et As-Sabban
Curieusement, quelques uns sont plus jeunes que ce que j'imaginais. Chacun est occupé, en silence : Mohammed et son frère Hassan Al Battouti feuillètent un livre, Al-Idrissi inspecte un planisphère, modèle réduit du sien. Un autre ajuste son turban et Al-Harrar  termine l’esquisse d’un astrolabe. Abdallah Ben Sassi lui, a l’air figé, les yeux fixés sur un point imaginaire sur la table de réunion ; j’ai compris qu’il savait déjà, à propos de sa tombe au Maroc ! Cela me revient maintenant, l’un des savants  m’avait dit qu’ils étaient eux aussi connectés. Normal, ce sont des hommes de science.
Sans un mot, Al-Harrar qui préside la réunion, me désigne ma place, amicalement avec sa main, entre Mohammed As-Sabban et Abdallah Ben Sassi. Ce dernier a devant lui une feuille blanche et un crayon.
Une fois tout le monde assis, Ben Sassi prend  son crayon et se met à écrire quelque chose, de la plus belle calligraphie qui soit. Du coin de l’œil, je suis le seul à voir ce qu’il écrit :                                                    
          عبد الله بن ساسى إزداد بأسفى و لا زال حاضرا فى أكسفورد، بإدن الله
   « Abdallah Ben Sassi, né à Safi est encore présent à Oxford,  par la volonté d’Allah ». 

 En un tour de main et avec une grande habileté (il a déjà construit des astrolabes), il fabrique avec cette feuille,  un chapeau qui s’adapte parfaitement à la forme du carton de présentation, posé devant chaque participant. La ligne écrite est, maintenant,  bien visible par tous et rigoureusement parallèle à la bordure du carton. Une fois cette activité terminée, il fait signe, discrètement du menton, à Al-Harrar pour indiquer que la réunion peut commencer. Pendant quelques secondes, nous marquons tous un silence total,  pour montrer que nous partageons la tristesse de Ben Sassi qui est aussi la nôtre.


DIALOGUE AVEC LES ABSENTS MAROCAINS D’OXFORD

Al-Harrar prononce, alors, quelques paroles de compassion, en notre nom à tous, à l’adresse de Ben Sassi. Ensuite, il ouvre la réunion en se tournant vers moi :
-Ya ‘Abdoulmalik. Sois le bienvenu. Je suis ici depuis plus d’un siècle et je n’ai pas souvenir d’avoir eu une réunion, dans ces conditions, avec un visiteur marocain de ce musée. De quoi veux-tu que nous parlons ?
- Je  tiens à vous remercier Maîtres, dis-je,  pour ce privilège que vous m’accordez. Je suis venu du Maroc, pour admirer vos œuvres. J’ai découvert vos astrolabes et la plus ancienne copie du livre de Mohammed Al-Idrissi, avec une fierté et un plaisir immenses. Puisque vous me laissez le choix, je souhaiterais analyser avec vous cette situation qui est une véritable honte pour notre pays : dans ce même musée où nous discutons maintenant, vos œuvres sont considérées comme des trésors et sont exposées pour être les témoins des progrès des sciences dans l’Histoire  et pendant ce temps les responsables marocains ne montrent aucune fierté, aucune dignité, aucun intérêt pour les savants marocains, quand ils ne saccagent pas leur tombe!
- C'est une tragédie, lance Al-Harrar posément et en pesant ses mots. Je ne pense pas me tromper en disant que tous les savants, philosophes et géographes marocains dont les œuvres sont exposées à l’étranger ont eu des parcours similaires aux nôtres et donc vivent la contradiction dont tu parles, de la même manière. Quand nous avions fabriqué ces astrolabes ou écrit ce livre نزهة المشتاق فى إختراق الأافاق , nous ne savions pas que nos œuvres allaient finir dans des musées aussi prestigieux. De notre temps, les musées n’existaient pas. Maintenant nous sommes là et le hasard ou le destin nous ont  rassemblés dans cette ville, loin de notre pays. Chaque jour qui passe, nous voyons défiler des visiteurs du monde entier, très peu de visiteurs des pays d’Islam et très rarement des Marocains. Chaque jour qui passe, c’est une torture intérieure de voir ici un intérêt et une animation extraordinaires d’un public international  autour de nos astrolabes alors que chez nous au pays, tout est fait pour que l’on ne parle jamais de nous. Heureusement que nous sommes ensemble pour nous soutenir les uns les autres. Je dois dire aussi que nous avons le soutien des savants des autres nationalités qui ont des œuvres exposées ici. Eux qui sont présents ici,  sont également présents dans des bibliothèques ou des musées de leur propre pays. Leurs œuvres et leur vie sont l’objet de très nombreuses études et thèses, chaque année. Ce qui n'est pas notre cas et nous le prenons pour une grande injustice de la part de notre pays.

- C’est vraiment  une situation inacceptable, dis-je. J’ai longtemps réfléchi à ce qui est à l’origine de cette situation et j’espère que nous allons y voir plus clair, compte tenu de vos propres expériences. Quand je me penche sur la période après l’Indépendance du Maroc depuis 1956,  je me dis qu’il y a environ une centaine de personnes qui ont été ministres de l'Enseignement de différents niveaux et de la Culture, en 62 ans. Ces personnes se sont relayées à la tête de ces départements avec des talents divers et des résultats plus ou moins positifs. Mais côté introduction des savants marocains et de l’Histoire du Maroc dans les programmes d’enseignement d’une part et présence de ces savants et de leurs œuvres dans les musées marocains, d’autre part, les résultats sont globalement  nuls et lamentables. Il y a une sorte d’accord tacite pour ne rien changer aux traditions de camouflage de l’Histoire du Maroc, quels que soient les partis politiques représentés et les opinions déclarées. Ces personnes ont préféré sauvegarder leur intérêt personnel et préserver leur situation, plutôt que réaliser ce que leurs fonctions exigent et que les Marocains attendent d'eux. 
IBN ROCHD (1126-1198) DEVANT LES REMPARTS DE CORDOUE         Photo Terkemani                          
   
- Alors là, intervient Al-Harrar, ce dont tu parles est pratiquement notre sujet de discussion quotidien. Si tu gardes les yeux fixés uniquement sur cette période après l’Indépendance, tu verrais les effets mais non l’origine de ces comportements. Nous, autour de cette table, nous avons vécu du 11ème  au 19ème siècle, et nous sommes à même de voir, beaucoup mieux, ce qui s’est passé dans l’Histoire du Maroc. Nous avons nous-mêmes été témoins de certains événements. Notre constat est le suivant : Au Maroc, historiquement, le passage du pouvoir, d’une dynastie à une autre, ne s’est pas toujours fait de manière paisible. Ces périodes de transition entre dynasties se sont déroulées souvent en  donnant lieu à des événements sanglants, avec de longues séquences de troubles. Dans ces conditions, la nouvelle dynastie construit des murs, au sens propre comme au figuré, entre elle et celle qui l’a précédée. Un rideau opaque  est tiré pour que l’on ne parle plus des hommes illustres de cette dernière, qu’ils soient politiques, savants, philosophes, géographes ou poètes.

À chaque passage d’une dynastie à une autre, c’est un pan de l’Histoire du Maroc qui disparaît. Le comportement des responsables après l’Indépendance, a perpétué, machinalement, la tradition du rideau opaque  avec la véritable Histoire du Maroc. Après des siècles, l’effet de cette « tradition » devient dévastateur pour le patrimoine historique, scientifique et culturel marocain.
- Je dois avouer, dis-je, que les responsables actuels s’accommodent très bien de cette tradition. Ils sont particulièrement insensibles aux attentes du public marocain, dans ces domaines. Par exemple, les expositions,  organisées dans un musée de Rabat, qui coûtent des milliards lourds, sont à des années-lumière des attentes des Marocains pour connaitre leur propre Histoire, c’est aussi une manière d’épaissir l’opacité du rideau. Et il n'y a jamais de compte à rendre... 
A cet instant, Mohammed Al-Battouti fait signe pour  prendre la parole.     
-  Il y a, dit-il, un phénomène insidieux qui a pris naissance, il y a une quarantaine d’années en Espagne et au Portugal et qui va finir par dépouiller notre pays d’une bonne partie de ses Hommes illustres. Naturellement, depuis ce temps, les responsables marocains ne se rendent compte de rien. Leur indifférence et leur inertie aident énormément ces deux pays dans cette  entreprise.
Ibrahim Zarqali avec son astrolabe
Timbre espagnol
Nous avons avec l’Espagne et le Portugal une Histoire commune, celle d’Al-Andalous , et par voie de conséquence, des hommes illustres communs.  Il est de bonne guerre que chaque pays dise que ces hommes sont les siens. Depuis la disparition des dictatures de Franco en Espagne et de Salazar au Portugal, ces pays ont voulu  s’approprier, progressivement, une partie de leur Histoire musulmane : celle des huit siècles d’Al-Andalous. On a vu alors, depuis la fin des années 70, des statues de philosophes, de savants, de poètes et même d’hommes politiques musulmans, trôner dans les villes d’Andalousie. Des savants illustres, ont leur effigie sur les timbres-poste, et Tarik Ibn Zyad a son image sur un billet de banque de Gibraltar. Abou Al-Walid Ibn Rochd a sa statue devant les remparts de Cordoue et Mohammed Al-Idrissi, ici présent, a la sienne à Sebta (Ceuta)!  
TARIK IBN ZYAD (? -720) SUR UN BILLET DE BANQUE DE GIBRALTAR

Pour accompagner ce mouvement, une Fondation publique, «  El legado Andalusi » (L’héritage d'Al-Andalous) a été créée, à Grenade, avec des départements d’histoire, des sciences, d’architecture, de musique et même de cuisine...Cette Fondation est à la base d’une production considérable  de documents, de festivals, de documentaires, de films et d’expositions  qui font connaître l’histoire d’Al-Andalous aux Espagnols et à leurs dizaines de millions de touristes, chaque année. Il arrive que certains de ces touristes internationaux nous rendent visite au pays, par la suite. Ils ont alors tout le loisir de constater, sur place, la très grande différence dans le traitement des hommes illustres communs, de part et d'autre de la Méditerranée! J’ai le regret de vous dire que cette "guerre d’appartenance" est peut-être déjà perdue par notre pays.
De son côté, Mohammed Al-Idrissi  prend la parole :
- Mes frères, comme vous le savez, je suis né à Sebta en 1100 , ville marocaine alors sous souveraineté almoravide. Tôt ou tard Sebta et Mlilya seront récupérées par notre pays, le Maroc, c'est dans l'ordre naturel des choses. J’ai fait mes études à Cordoue, capitale d'Al-Andalous   et pour cela l’Espagne veut s’approprier ma vie et mon œuvre. Comme nous tous, j’ai subi l’effet du rideau opaque, mais en plus on m’a fait le reproche, durant des siècles, d’avoir effectué l’essentiel de mes travaux à l’étranger, en Sicile. Le "Nouzhat" est une œuvre encouragée par un roi normand chrétien, Roger II, et réalisée par un géographe marocain musulman. Au 12 ème siècle, c’est une preuve du vivre-ensemble et de tolérance, exactement comme notre présence ici, nous Marocains, autour de cette table, dans un musée à Oxford en Angleterre. 
 MOHAMMED AL-IDRISSI (1100-1165) A SEBTA

-Vous avez raison, Maîtres, dis-je, cette situation devient très problématique. Actuellement, l'Espagne considère ces hommes illustres communs, dont la vie était partagée entre le Maroc et Al-Andalous, comme exclusivement les siens. Elle avance l'argumentation suivante: "On leur a fait des statues en Andalousie, des tableaux les montrent  dans nos musées et leurs livres sont conservés dans nos bibliothèques. Nous avons dix fois plus de livres ou de thèses sur eux chaque année que ce que vous avez au Maroc. Dans la plupart de nos écoles primaires ou de collèges, on fait une initiation  aux sciences en pays d’Islam, avec des cours sur l'astronomie musulmane, l’astrolabe et le cadran solaire. Vous en êtes encore à effacer le nom de vos savants dans vos musées !"
 Il est vrai que dans ce domaine, nous nous sommes créés nous-mêmes de grands obstacles dans la lecture de notre Histoire : pour nos hommes illustres, pas dans les musées, pas dans les livres, pas sur des timbres-poste, pas sur des billets de banque, pas de statues, pas de bustes, pas dans les programmes scolaires, pas de documentaires de télévision, pas de films,  autant dire que  cette cause est perdue d’avance ! Nous continuons de  parler de nos hommes illustres comme des chimères et, quand nous voulons les connaître en profondeur ou simplement nous assurer qu'ils ont bien existé, nous nous référons à ce que nous pouvons trouver dans les bibliothèques et les musées étrangers. En d'autres termes, la politique du rideau opaque fait que, maintenant, nous sommes entièrement tributaires de l'étranger pour notre propre Histoire, entre autre scientifique ! 

La discussion s’est prolongée dans la nuit, jusqu’à ce que Al-Harrar fasse mine de clore les débats.
- Ce que je constate, dit-il à la fin, c’est que la situation est gravissime et je ne sais pas quand des mesures seront prises. Qu’est ce qu’ils attendent pour faire quelque chose?  mais qu’est ce qu’ils attendent ?
A cet instant, le savant Mohammed Ibn Sa’id As-Sabban* qui n’a rien dit de toute la réunion, marmonne, en caressant sa barbe blanche :
-Ils attendent le déluge !  
Le temps de réaliser la liaison qu’il y a entre le mot "déluge" et son nom "As-Sabban", et c’est un éclat de rire général dans la salle. Même Ben Sassi affiche un sourire très discret. Un grand écran s’allume alors et montre des gens habillés comme au moyen âge qui agitent des banderoles. Comme ils font des signes amicaux à l’adresse des savants marocains, j’ai compris que notre réunion était filmée et suivie par l’ensemble des savants des autres nationalités de ce musée. Les petites banderoles qu’ils agitent portent des slogans : "La culture est universelle" ! "Solidarité avec les savants marocains" ! Tout le monde est debout dans la salle.
J'ai senti alors qu'il existe une grande solidarité entre les savants de ce musée. Ils montrent bien qu'ils sont les chaînons liés les uns aux autres dans la longue marche du progrès scientifique, pour le bien de l'humanité. Comme la réunion se termine et qu'il fait tard, je décide de quitter le musée. J'étreins longuement, avec des frissons, un par un, chacun des savants marocains, en faisant le tour de la table de réunion. Dans ces moments extrêmement émouvants, l'un d'eux, je ne sais plus lequel, a attrapé la manche de ma veste et l'a humée comme pour respirer un peu de l'air du Maroc! Un autre me glisse au passage: لا تنسناش "Ne nous oublie pas! et dis-leur au pays, que nous faisons de notre mieux pour porter haut le nom du Maroc dans un musée prestigieux de l'Histoire des sciences en Angleterre". 
La nuit tombe sur Oxford et je retrouve, progressivement, le monde des vivants. Maintenant, j'ai un objectif réel et bien vivant aussi, qui fait suite à ma promesse à mes Maîtres, les savants marocains d'Oxford : les faire connaître et les réhabiliter dans leur propre pays, le Maroc, comme ils le sont déjà et depuis des siècles, honorés et respectés à l'étranger.

*As-Sabban = Nettoyeur, laveur.


عبد المالك التركماني
Abdelmalek  Terkemani

Au prochain article 3: La réhabilitation des savants marocains d'Oxford commence à se réaliser dans la ville de Safi !  

Lire sur le même sujet, Article 1:







samedi 18 août 2018

16 NOVEMBRE 1956, UNE DATE ESSENTIELLE DANS L'HISTOIRE DU MAROC



 TÉMOIGNAGE 


Pour avoir résidé et travaillé dans environ trente pays africains*, dont Madagascar, durant plus de vingt ans à partir de 1981, dans le cadre de la coopération  internationale,  je voudrais apporter mon témoignage sur un évènement marquant dans l’histoire de notre pays. Il s'agit de l’exil de S.M Mohammed V en Corse et à Madagascar, en terre africaine le 20 août 1953, un événement significatif dans la lutte pour l'indépendance du Maroc et dans les prémices de l'Unité Africaine
 
Les Leaders de l'Indépendance africaine à la Conférence de Casablanca en 1961


Durant mon séjour en Afrique subsaharienne, j'ai pu recueillir les sentiments de ce côté-ci de l'Afrique, sur comment "l'affaire marocaine", au début des années 50, était perçue par ceux qui l'avaient vécue, quarante ans plus tôt : Pendant ces dures années de l’épreuve et lors des négociations avec la France qui avaient suivi , le Souverain et le peuple marocains étaient alors considérés comme les porte-drapeaux de toute l’Afrique, dans le bras de fer qui se jouait entre les puissances coloniales et les pays africains, arabes et asiatiques colonisés. A cette époque, tous les mouvements nationaux de libération d’Afrique et d’ailleurs étaient à l’écoute de ce qui se passait dans une petite ville de l’île de Madagascar, en terre africaine : Antsirabé, lieu d’exil  du Souverain marocain et de sa famille.
Voici un bref rappel des événements qui avaient mené de la lutte pour l'indépendance du Maroc jusqu'à la première base de lancement de l'Unité africaine à Casablanca.

LA MARCHE VERS L’INDÉPENDANCE DU MAROC                                                                         
Cette marche peut être résumée dans les événements essentiels suivants :         

  • 1921-1926 :        Soulèvement et Guerre du Rif                          
  • 11 janvier 1944: Signature du Manifeste pour l’indépendance    
  • 1947 :                 Discours de Tanger
  • 1947- 1953 :     Manifestations, soulèvements et répressions     dans tout le Maroc
  • 20 août 1953 :    Déposition et exil du Sultan du Maroc

Entre temps, le 18 juin 1945, dans l’allégresse de la libération en France, le Sultan du Maroc, Mohamed Ben Youssef avait assisté à Paris, à côté du Général de Gaulle, au défilé de la France Combattante. Dans ce défilé de la Victoire, étaient présents  également les vaillants soldats et goumiers marocains, héros de la bataille de Cassino, prélude à la libération de l’Europe et de la France en particulier, de l’emprise nazie. À cette occasion, il avait été fait Compagnon de la Libération. C’est donc envers l’un des rares Compagnons de la Libération étrangers, qui avait contribué grandement à la libération de la France, que  cet acte inqualifiable de déposition et d’exil avait été perpétré.
L’embrasement qui allait s’ensuivre, à travers tout le Maroc, ne s’arrêtera qu’avec le retour triomphal du Roi au Maroc, le 16 novembre 1955. Un an plus tard marquera la Déclaration de l'Indépendance du Maroc.

LES ROUTES DE L’EXIL 

Routes de l'exil en Corse puis à Madagascar
Le départ en exil a lieu le 20 août 1953. Il y a encore des générations de Marocains qui se souviennent  de cette journée où le Maroc s’était retrouvé,  d’un seul coup, orphelin de son Roi.
Le premier lieu d’exil  a été la Corse. Après quelques mois, et pour prévenir toute tentative commando  pour libérer le Roi, un autre lieu d’exil a été décidé.  En effet, de nombreux soldats marocains étaient restés en Corse après sa libération et les Corses se souviennent encore de leur bravoure dans la terrible bataille du col de Teghime en octobre 1943, comme indiqué sur la stèle érigée sur le lieu de cette  bataille : « Remplis du souvenir d'une lumière unique, leurs yeux sont fermés aux Brumes d'occident, Seigneur, permettez que les durs guerriers de Berbérie qui ont libéré nos foyers et apporté à nos enfants le réconfort de leur sourire se tiennent contre nos épaules et qu'ils sachent, ô qu'ils sachent Seigneur combien nous les avons aimés. »


Lalana Mohamed V Road, dans le centre historique d'Antananarivo
Madagascar devait être le deuxième lieu d’exil, bien loin du Maroc.  Le voyage de la Corse à Madagascar est effectué dans des conditions « militaires ». Les escales sont faites dans des bases militaires solidement armées: Fort-Lamy, actuelle Ndjamena  et Brazzaville. Ce périple à travers l’Afrique avait provoqué un élan de sympathie extraordinaire envers ce Roi, arraché à sa terre pour avoir réclamé l’indépendance de son pays.  En même temps, il y avait l' éveil des consciences africaines à la lutte anti-coloniale  : les pays africains avaient également envoyé la fine fleur de leur jeunesse pour combattre  les armées hitlériennes pour la libération de la France. Ils voyaient, à travers cet avion qui se dirigeait vers Madagascar, la réponse brutale et injuste à toute demande d’indépendance.

ANTSIRABÉ, CAPITALE DU MAROC

Au cours d’un séjour à Antsirabé, en 1997, j’ai longuement discuté   avec des amis malgaches de cette ville, Dr Nour’Aly Nazar’Aly et Dr Rakotondrinibe maire d’Antsirabé, de ces années tristes de l’histoire du Maroc. Les visites de marché, de mosquée, de l’hôtel des Thermes (où j’ai résidé), avec des personnalités malgaches qui ont vécu ces évènements sur place, m’ont beaucoup rapproché de l’ambiance durant cet exil.  Même si moi-même, à l’époque de cet exil, je n’avais que  9 ans, mais réalisant parfaitement, comme tout le peuple marocain, la gravité et le tragique de la situation.      
L’île de Madagascar  se trouve à l’autre bout de l’Afrique, 10.000 km du Maroc. Non loin de là, se trouve la Réunion, encore une île ! où avait été exilé, en 1926, Mohammed Ben Abdelkrim al-Khattabi,  un autre héros mythique du Maroc. 
Hôtel des Thermes à Antsirabé . Photo Terkemani de 1997
Le lieu de résidence du Souverain et de sa famille était la petite ville d’Antsirabé et précisément, l’Hôtel des Thermes. Feu Hassan II avait parlé de l’arrivée de la famille Royale dans cet hôtel, en janvier 1954, (« Le Défi », page 57)  « C’est ainsi que nous nous retrouvâmes tous à Antsirabé, à 160 km au sud de Tananarive à l’hôtel des Thermes, établissement qui me semblait évadé d’un roman de  Joseph Conrad, annoté par Marcel Proust ».


SM Mohammed V et SM Hassan II à Antsirabé
 Le peuple malgache  est extrêmement doux et accueillant. Mesurant parfaitement le désarroi et l’isolement  de la famille Royale marocaine, on a désigné quelques familles malgaches pour faire partie du cercle proche des princes et des princesses.  C’est un réel soutien pour la famille Royale dans l’épreuve de l'attente et de l'éloignement qui allait commencer. En souvenir de cette époque, Madagascar a donné le nom de Mohammed V à la plus belle artère d’Antananarivo (Tananarive) qui débouche sur la Place de l’Unité Africaine. Certainement, en reconnaissance du rôle prépondérant  de S.M. Mohammed V et du Maroc dans la création de l’Organisation panafricaine.
Feu Mohammed V menant la prière à Antsirabé
Mystérieuse ville d'Antsirabé qui ressemblerait à Ifrane et dont le nom restera associé à jamais à l'histoire du Maroc. On m'a expliqué l'origine et la signification de ce nom: Un haut personnage malgache ayant habité ces lieux par le passé, aimait de manière excessive la cuisine très salée. Il avait demandé alors de faire venir le sel de partout, de l'île de Madagascar. "Ant" indique un lieu, "sir" signifie sel et "bé" veut dire gros. En d'autres termes, Antsirabé signifie "là où il y a beaucoup de sel.    
La communauté musulmane d’Antsirabé avait une grande  affection et beaucoup d'estime pour ce Roi qui résistait à la deuxième puissance coloniale du monde. Ce Roi  qui venait, avec dignité, s’enquérir de ses problèmes et conduire  les prières du vendredi dans la  mosquée, de la rue Pasteur. Dans celle-ci, on trouve encore les livres de Coran, marqués du sceau de Mohammed V.
Partage d'un couscous à la mosquée
Pendant ce temps, le soulèvement populaire au Maroc s’amplifiait et chaque coup d’éclat  de la résistance marocaine renforçait notre Roi à l’autre bout de l’Afrique, dans ses positions. Sous la forte pression populaire marocaine, sous la pression internationale et aussi de quelques voix courageuses qui s’étaient élevées en France même, celles de l'écrivain François Mauriac, de Charles-André Julien, de François Mitterrand, d’Alain Savary etc., les négociations avec S.M. Mohammed V étaient devenues incontournables.
Au début, les émissaires et les négociateurs  venaient de Paris à Antsirabé avec des propositions sous forme d’ultimatums ! Par la suite et au fur et à mesure, les positions du gouvernement français  s’assouplissaient, sous la pression continue du peuple et du Mouvement national  marocains. Les yeux du monde arabe, de toute l’Afrique et des peuples colonisés de la terre étaient tournés vers Antsirabé. Personne n’était dupe : si l’objectif immédiat des négociations était l’indépendance du Maroc et le retour du Roi, le résultat, à très court terme d’un  tel dénouement, est l’écroulement des empires coloniaux français et anglais.
Ces négociations allaient se dérouler sur neuf mois, à partir de janvier 1955. Les habitants d’Antsirabé allaient vivre au rythme des cortèges des émissaires du gouvernement français. Leur cœur penchait, tout naturellement, vers l’un des leurs : S.M. Mohammed V.
 Visite en pèlerinage en 1959 à Antsirabé
En évoquant cette période de lutte, d’âpres négociations, à armes inégales, et de grandes espérances pour l’ensemble du continent africain, les Malgaches disaient qu’Antsirabé était la capitale du Maroc ! C’était bien vrai : cette ville était la résidence d’un chef d’Etat et, de surcroit, les négociations qui s’y déroulaient devaient décider de l’avenir de cet Etat, le Maroc.
C’est couronné de succès que S.M. Mohammed V et sa famille quittèrent Antsirabé et retournèrent au Maroc le 16 novembre 1955,  après un court séjour en France pour finaliser les Accords pour l’indépendance du Maroc. 
En 1959, le Roi du Maroc accompagné du Prince Moulay Hassan, effectua une visite à Antsirabé, en signe d'amitié et de gratitude pour les habitants de cette ville et pour le peuple de Madagascar. 

   
CONSÉQUENCES SUR LE CONTINENT AFRICAIN

Tout naturellement, le dénouement de ce que l'on avait appelé « l’affaire marocaine » allait créer un précédent. Madagascar qui avait apporté tout le soutien moral nécessaire au Maroc, accède, dans la foulée à l’indépendance en juin 1960. Ce pays est alors, l’un des premiers à gagner son indépendance dans cette zone de l’océan indien.
 Depuis cette époque, de puissants liens sentimentaux existent entre le Maroc et Madagascar que ni le temps ni la distance  ne peuvent altérer.  
Riche de son expérience dans sa lutte pour l’indépendance, le Maroc, porté par l'aura de S.M. Mohammed V, était devenu un appui moral et matériel de poids aux mouvements de libération, à travers l’Afrique. Nos frères algériens en savent quelque chose.
Parmi ses efforts en vue de garantir un développement harmonieux du continent, celui qui devrait  doter l'Afrique d’institutions fortes et crédibles n’est pas le moindre. Le Roi Mohammed V avait réuni, en 1961 à Casablanca, le Groupe africain progressiste qui porte le nom de cette ville.  
Construction de l'Unité Africaine: Les Leaders de l'Afrique libérée, à la sortie de la salle de réunion à Casablanca en 1961.

Cette photo est historique à plus d'un titre. Elle a été prise à la sortie de la réunion du Groupe de Casablanca pour la construction de l'Unité africaine, en 1961. Cette réunion avait lieu dans l'ancienne préfecture de Casablanca, Place Mohammed V.  Les Leaders de l'Afrique libérée qui y figurent sont, de gauche à droite:
Le futur Roi HASSAN II du Maroc, le Président Jamal ABDEL NASSER d’Egypte, le Président Kwame NKRUMAH du Ghana, le Président Ferhat ABBAS du GPRA d’Algérie, le Président Sékou TOURÉ de Guinée, le Président Modibo KEÏTA du Mali et le Roi MOHAMMED V du Maroc.



* C'est avec un pincement au coeur que je réécris le nom des pays africains dans lesquels j'ai travaillé au développement de réseaux de télécommunications, durant plus de 20 ans, depuis 1981. Je salue fraternellement tous mes collègues africains avec lesquels nous avions fait, sur le terrain, du mieux que nous pouvions pour concrétiser la coopération inter-africaine.

BÉNIN, BURKINA FASO, CAMEROUN, CAP VERT, CENTRAFRIQUE, CÔTE D’IVOIRE,  ÉGYPTE, GAMBIE, GHANA, GUINÉE,  GUINÉE BISSAU, GUINÉE ÉQUATORIALE, ÉTHIOPIE, MADAGASCAR, MALI, MAURITANIE, NIGER,  OUGANDA, KENYA,  RWANDA, SÉNÉGAL, SIERRA LEONE, SOUDAN, TANZANIE, TCHAD, TOGO, TUNISIE, ZIMBABWE.
 
  
Abdelmalek Terkemani
Expert et chercheur 
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