Astrolabe d'Abû Bakr Ibn Yûsuf, exposé au musée PAUL-DUPUY à Toulouse, depuis 1898. |
Regardez bien cet astrolabe : Il porte en lui l’histoire du Maroc et l’histoire des sciences du 13ème siècle, dans notre pays. Il a été fabriqué en 613 de l’Hégire, soit 1216/1217, à Marrakech par l’astronome marocain, Abû Bakr Ibn Yûsuf. Depuis 1898, il est exposé au musée Paul-Dupuy à Toulouse.
La
date de fabrication correspond à la dynastie almohade. Marrakech venait d’être
fondée, en 1062, par Youssef Ben Tachfine sur " des terres qu’il avait
achetées, cher, chez les habitants d’Aghmat " (dixit Al-Idrissi) et le
minaret de la mosquée Koutoubia à peine construit. Autant dire qu’à cette époque, la
population de cette ville ne devait pas être très nombreuse, quelques milliers
au plus. Ce qui explique le sens de l’inscription gravée sur tous les
astrolabes d’Abû Bakr :
صنعه أبو بكر بن يوسف بمدينة مراكش عمرها الله سنة
" Fait par Abû Bakr Ibn Yûsuf à Marrakech
que Dieu l’agrandisse, année… " et donc l’agrandisse du point de vue
démographique…
Inscription au dos des astrolabes d'Abû Bakr. Ici, astrolabe de Strasbourg.
"Fait par Abû Bakr Ibn Yûsuf à Marrakech que Dieu l'agrandisse, année 605 Hégire"
|
- Depuis
1216/1217, date de fabrication de l’astrolabe de Toulouse jusqu’au milieu du 18 ème
siècle, on ne sait rien du parcours de cet instrument.
- On
le retrouve à Toulouse au début du 18 ème siècle. L’un des tympans de
cet astrolabe est conçu pour fonctionner sous la latitude de Saragosse, guère
loin de Toulouse. Il aurait traversé les Pyrénées, comme butin ou après une
transaction commerciale.
- Il
fait partie de la collection des descendants de Pierre-Paul Riquet,
constructeur du canal du Midi. On peut se demander si cet astrolabe n’aurait
pas été utilisé pour des relevés
topographiques dans ce projet pharaonique.
- En 1791, cet astrolabe fait partie des
instruments de mesure utilisés par l’astronome Jacques Vidal, directeur de l’Observatoire
de Toulouse.
- En
1893, il est cédé au musée Saint-Raymond de Toulouse, d’où il est transféré au
musée Paul-Dupuy.
Les astrolabes d’Abû Bakr Ibn Yûsuf
sont conservés dans les musées suivants (quelques données sont extraites de "Frankfurt Medieval
Instruments Catalogue")
Objet
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Date de fabrication
|
Lieu
d’exposition
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Observations
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1.
Astrolabe universel
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584
H -
1188/1189
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LE
CAIRE
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Construit
selon la méthode d’Ali Ibn Khalaf
|
2.
Astrolabe
|
603
H -
1206/1207
|
Sotheby’s
|
Vendu
par Sotheby’s en 2007.
https://www.sothebys.com/en/search-results.html?keyword=astrolabe+ab%C3%BB+bakr
|
3.
Astrolabe
|
605
H -
1208/1209
|
Musée
de l’Observatoire. STRASBOURG
|
Décrit
par F. Sarrus, mathématicien, en 1852, Faculté des sciences. Strasbourg.
|
4.
Astrolabe
|
610
H -
1213/1214
|
Musée
des Civilisations.
RABAT
|
Auparavant, exposé à la Kasba des Oudayas. Actuellement exposé
sans le nom d’Abû Bakr effacé !
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5.
Astrolabe
|
613 H - 1216/1217
|
Musée Paul-Dupuy TOULOUSE
|
Il a été exposé à Rabat au MMVI, en 2015, le nom d’Abû Bakr Ibn
Yûsuf effacé !
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6.
Astrolabe
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615 H - 1218/1219
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Ancienne collection du BARON LARREY
|
Médecin de Napoléon Bonaparte
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7.
Astrolabe
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Modifiée
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Instituto
de Valencia de Don Juan
MADRID
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Retravaillé
avec un nom de fabricant différent
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8.
Araignée et tympans
|
Non
datés
|
Science
Museum
LONDRES
|
Il
manque la mère de l’astrolabe
|
ABÛ BAKR IBN YÛSUF, AMBASSADEUR DE
LA CULTURE MAROCAINE, DEPUIS DES SIÈCLES
En résidence à Toulouse pour mes études, j’ai
découvert cet astrolabe en 1965 au musée Paul-Dupuy. Étant originaire de
Marrakech, lieu de sa fabrication, je n’avais jamais entendu parler d’astronome de cette ville, ni à l’école primaire,
ni au collège ni au lycée. Pas plus en lisant les journaux ou en regardant la télévision. Personne n’avait jamais prononcé
ce nom autour de moi. Voila donc un savant astronome marocain qui a fabriqué des
pièces maîtresses exposées dans des musées en Europe mais qui n’a aucune
existence ni dans sa ville ni dans le reste du Maroc ! Il n'y a qu'à voir le tableau, ci-dessus, des astrolabes d'Abû Bakr dans les musées à travers le monde: c'est toujours dans les musées au Maroc qu'il a des problèmes!
J’ai alors compris deux choses, très rapidement :
La première est que ce savant marocain est volontairement
ignoré (dans le sens de méprisé aussi) par les responsables dans son pays et ce traitement est valable pour tous les autres savants de
l’époque faste des sciences marocaines. Toutes les recherches que j’ai pu faire
depuis 53 ans n’ont fait que renforcer ce constat.
La deuxième chose est que pour
lutter avec d'autres, car il s’agit bien d’une lutte contre une résistance féroce et obscurantiste, pour la
réhabilitation de ces savants et de leur histoire, tous mes efforts seront sans aucun effet si je ne maîtrisais pas moi-même cette science.
Depuis, j’ai avalé tout ce que j’ai eu entre les mains,
comme livres, documents et études sur l'astronomie musulmane, l’astrolabe
et le cadran solaire. J’ai étudié les traités du moyen âge, comme celui de Jean
Philopon d’Alexandrie. Visité des dizaines de bibliothèques et de musées dédiés
à ces domaines. Lié des relations avec les rares ateliers, au Maroc et à
l’étranger, qui construisent encore des astrolabes. Fait construire un
astrolabe pour être utilisé, à Casablanca, Marrakech, Fès et en France.
J’ai partagé ce savoir dans des
conférences dans des Écoles d’Ingénieurs, des Facultés des sciences, des
centres culturels, des lycées, des musées (Amis du musée Paul-Dupuy de Toulouse).
Mon blog www.marocitineraires.blogspot.com est consacré, entre autres, aux sciences musulmanes et aux savants marocains. Quelquefois, ces efforts sont couronnés de succès, comme la
découverte, en mai dernier, de sept savants astronomes marocains dans le " Museum
of the History of Science" à Oxford, en Angleterre…
Ces activités peuvent mener aussi à des rencontres agréables et tout à fait inattendues comme celle du festival " Printemps
de Septembre " de Toulouse!
ABÛ BAKR IBN YÛSUF AU PRINTEMPS DE
SEPTEMBRE DE TOULOUSE
Ce festival est un événement majeur d’art
contemporain qui a lieu à Toulouse et sa région, de manière biennale. Des œuvres
sous différentes formes (peinture, sculpture, film, théâtre…) sont présentées
dans des musées, des théâtres, des centres culturels et d’autres lieux de
culture.
Parmi les œuvres proposées cette
année, il y a un film* " Ultramarine " dans lequel …je joue un
tout petit rôle ! Évidemment, je ne suis pas un acteur, mais cette
aventure mérite d’être racontée, car elle met sous la lumière, encore une fois,
l’œuvre de l’astronome marocain Abû Bakr Ibn Yûsuf !!
Ce film traite de la question
coloniale et de l’esclavage en faisant dialoguer des objets choisis dans les
riches collections des musées de Toulouse et de sa région : la carte
géographique du moyen âge, mappa mundi d’Albi, des fresques apocalyptiques,
un automate musical, et …. l’astrolabe d’Abû Bakr Ibn Yûsuf !
Cette « installation vidéo »
est l’œuvre de Vincent Meessen, un artiste et un cinéaste belge bien connu
dans le monde de l’art contemporain, en Europe et en Amérique. Lors de la
préparation du film, Meessen avait jeté son dévolu sur cet astrolabe qu’il voulait faire
intervenir dans son histoire, racontée par un poète afro-américain, Kain the poet.
Il ne voulait pas filmer un instrument
scientifique inerte et muet. Il avait donc besoin de quelqu’un pour le
manipuler devant sa caméra, le démonter, le monter, raconter son histoire,
expliquer sa conception et son fonctionnement…
Le musée Paul-Dupuy oriente alors Meessen vers
moi qui me trouvais à Casablanca et un accord est rapidement conclu pour que j’aille
jouer ce rôle à Toulouse, le 29 janvier dernier (2018).
TOURNAGE AU MUSÉE, ACTION !
Je me suis retrouvé un matin de
janvier dans une salle du musée Paul-Dupuy à Toulouse avec Vincent Meessen et son équipe, venus de
Belgique. Le musée était alors fermé pour les visites du public, pour cause de tournage du film. L’astrolabe d’Abû Bakr Ibn Yûsuf est extrait de sa vitrine et posé
sur une table devant moi. Il m’a fallu quelques instants pour m’habituer à l’ambiance
de tournage dans le noir et au mot « Action ! », lancé par
Meessen, pour la reprise après les pauses.
Une scène avec l'astrolabe au Musée Paul-Dupuy Photo extraite du film "Ultramarine" |
J’ai toujours vu cet instrument
dans une vitrine depuis 53 ans. Au musée qui le conserve, Paul-Dupuy à Toulouse,
au Louvre à Paris et au MMVI à Rabat où il a été exposé, en 2015, sans le nom
de son fabricant !
Maintenant, je l’ai à portée de
main (gantée) pour trois heures environ, même s’il n’en reste que trois minutes
dans le film.
En même temps que je parle de sa théorie, je démonte l’astrolabe et libère
l’araignée, un disque qui représente le ciel avec ses étoiles les plus
brillantes, visibles à la latitude des lieux de la mesure. Cette araignée
comprend aussi le cercle appelé écliptique et qui représente l’orbite du soleil
autour de la Terre. En effet, la conception de l’astrolabe repose sur
l’hypothèse de la révolution du soleil autour de la Terre ! C'est seulement au 16 ème siècle que Copernic va proposer la théorie héliocentrique, de la révolution de la Terre et des autres planètes autour du soleil.
Sous l’araignée, se trouve le
tympan qui représente la Terre et qui est conçu pour la latitude du lieu de la
mesure. Quand on travaille de nuit, on tourne l’araignée jusqu’à amener une
étoile sur le cercle de hauteur correspondant sur le tympan et dans cette
position on lit, à l'aide d'un ostensoir (règle), l’heure sur le limbe (couronne) de
l’astrolabe…
Je vois maintenant comment les
cercles représentant l’équateur, les tropiques du Cancer et du Capricorne sont
finement gravés. Les Almicantarats (cercles de hauteur) sont gravés de 3° en 3°
et les cercles d’azimut de 10° en 10°.
Ah, je vois qu’il manque le crochet
de l’étoile جناح الغراب (Gienah, Aile
du corbeau), dont l’identification moderne est γ Corvi.
On peut lire ce nom en arabe, en bas sur la photo de l’astrolabe. Ce crochet a
dû être cassé, il y a quelques siècles. Il est normal que, après plus de 800
ans de bons et loyaux services, cet astrolabe ait une petite pièce qui manque ou que quelques
mots gravés soient difficilement lisibles avec l’usure due aux frottements et
aux manipulations. Après huit siècles!!
Astrolabe d'Abû Bakr démonté, l'araignée entre les mains. Photo extraite du film "Ultramarine" |
GRANDE ÉLÉGANCE ET RIGUEUR SCIENTIFIQUE
Mais où se trouvait donc l’atelier d’Abû
Bakr à Marrakech ? Personne n’en
sait rien. Je le situerais dans le centre de ce qu’était cette ville au 12 ème siècle. Donc, à l’intérieur d’un cercle d’un rayon
d’environ 400 mètres et dont le centre serait la Koubba almoravide, près de
Madrassat Ben Youssef. Plus précisément, entre les Haddadines (les forgerons)
et le Souk Nhass (marché du cuivre), toujours opérationnels.
Je vois cet atelier avec, suspendus
au mur des compas de différentes tailles, des boussoles, une carte géographique
d’Al-Idrissi, des outils pour découper le métal, graver et ciseler des mots en arabe coufique. Sur un autre
mur, il y a écrit la liste des villes avec leur latitude, pour lesquelles les
astrolabes d’Abû Bakr étaient destinés. Le nom de celles-ci est gravé sur le
tympan des astrolabes.
MAROC : Sijilmassa (29°) - Marrakech (31°) - Fès (34°) - Sebta (35°30’).
AL-ANDALOUS : Almeria (36°30’)
- Séville (37°30’) - Cordoue (38°30’) - Tolède (40°) - Saragosse (41°30’).
ORIENT : Misr (Le Caire 30°) - Al Qods (Jérusalem, 32°) - Mecca (La Mecque,
30°) - Al Madina (Médine, 25°).
Voici, à titre d'exemple, le tympan de l'astrolabe qu'Abû Bakr Ibn Yûsuf a fabriqué pour la ville de Jérusalem. On peut lire au-dessous du centre du disque:
"Pour la latitude de la ville de Jérusalem et pour tout lieu de latitude 32° et d'un climat de 14 heures et 8 minutes."
Et dire que cet instrument éminemment scientifique était fabriqué, il y a 800 ans, dans une ville marocaine, à 4000 km de Jérusalem, son lieu d'utilisation !
Voici, à titre d'exemple, le tympan de l'astrolabe qu'Abû Bakr Ibn Yûsuf a fabriqué pour la ville de Jérusalem. On peut lire au-dessous du centre du disque:
لعرض بيت المقدس و لكل بلد عرضه لب و ساعاته يدح
(Les lettres surlignées en bleu sont des chiffres de la numérotation abjad)
Et dire que cet instrument éminemment scientifique était fabriqué, il y a 800 ans, dans une ville marocaine, à 4000 km de Jérusalem, son lieu d'utilisation !
Sur des étagères, Il y a posés de
beaux étuis en velours ou en cuir dans lesquels seront rangés ces instruments de mesure du
temps, avant leur envoi aux destinataires. Des instruments qui allient à la
fois une grande élégance avec la rigueur scientifique.
Combien de savants astronomes ont
utilisé les astrolabes d’Abû Bakr, depuis huit siècles ? Combien de
princes, de sultans, de chefs militaires les ont palpés ?
Ces astrolabes, conservés dans des
musées prestigieux en Europe, sont le reflet de la civilisation marocaine au 13 ème
siècle. Ils font la page de couverture d’ouvrages sur l’astronomie antique,
sont l’objet de thèses et d’études approfondies, et viennent quelquefois
intervenir, comme instruments de découverte ou même de conquête, dans des
films qui racontent l’histoire et la condition des Hommes.
Abû
Bakr Ibn Yûsuf et ses compatriotes astronomes d’Oxford et d’ailleurs font
connaître le Maroc, à l’étranger, comme un pays de grande tradition
scientifique. Malheureusement, ils ne sont ni connus ni reconnus par le Maroc
officiel. Il faut bien se rendre à l’évidence: les savants marocains honorés à l'étranger, représentent, malheureusement, un Maroc
qui n’existe plus.
Pour inverser cette tendance
négative, les responsables au Maroc doivent changer leur attitude, contre productive et justement peu responsable, de « Rien dit, rien vu et rien entendu ». En attendant ce
revirement, très peu probable, on voudrait espérer un sursaut artistique et patriotique
de la part des gens de l’art et de la culture au Maroc : les artistes, les
peintres, les sculpteurs, les écrivains et les cinéastes marocains devront prendre à bras-le-corps la vie et l’œuvre de ces savants qui représentent notre pays depuis
des siècles, sans que nous le sachions. Ils contribueront ainsi à faire
connaître, au public marocain et à nos visiteurs étrangers, l’histoire de ces savants, qui est aussi notre
Histoire…
Alors, ACTION !
* "Ultramarine" est projeté au Musée Saint-Raymond à Toulouse, du 21.09 au 21.10.2018.
* "Ultramarine" est projeté au Musée Saint-Raymond à Toulouse, du 21.09 au 21.10.2018.
Avec mes remerciements au musée Paul-Dupuy
et à Vincent Meessen.
Abdelmalek Terkemani
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