CORDOUE ET SA MOSQUÉE
Pendant
de longs siècles, la Mosquée de Cordoue a été la deuxième plus grande mosquée
du monde après celle de la Mecque.
Abderrahman
1er (731-788), l’omeyade, avait lancé les premiers travaux de cette
mosquée en 786. Les travaux d’agrandissement par ses successeurs Abderrahman
II, Al Hakam II et Al Mansour, se sont étalés sur plus de deux siècles. Après la chute de Cordoue, en 1236, la mosquée a été modifiée (défigurée) et
finalement interdite de prières pour les Musulmans :
·
Une cathédrale a été édifiée en plein milieu de la
mosquée, de nombreux piliers détruits et la toiture éventrée.
·
Les portes d’accès à la salle des prières , à
partir de la cour des ablutions, ont été murées
·
Le minaret, même s’il n’a pas été détruit, a été
muré également pour être transformé en clocher.
Malgré
ces « modifications », des milliers de visiteurs accourent du monde
entier pour voir, in situ, le monument le plus emblématique de l’architecture musulmane en Occident.
À
toucher du regard ces édifications sublimes, on voudrait remonter le temps pour
en savoir plus sur Cordoue et sa mosquée au sommet de leur splendeur. Pour
cela, nous n’avons ni photos, ni films, ni plans d’époque et les nouvelles
technologies ne nous sont d’aucune utilité. Heureusement, nous disposons du témoignage
vivant, authentique et unique de Mohammed Al-Idrissi, le grand géographe
marocain du 12ème siècle.
Al-Idrissi
(1100-1165) né à Sebta, avait fait ses études à Cordoue, alors capitale
d’Al-Andalous, Espagne musulmane. Dans "Nuzhat al-Mushtaq fi Ikhtiraq al-Afaq", son œuvre monumentale, plus
d’une centaine de villes, à travers le monde, sont décrites avec leur vie
sociale et les lieux dignes d’intérêt. L’ouvrage est enrichi par 70 cartes
géographiques de différentes régions du monde. La description de Cordoue et sa
mosquée est extraite de Nuzhat, traduite sous le titre "Première
géographie de l’Occident". Al-Idrissi nous parle de détails, maintenant
disparus, qui nous seraient restés inconnus à jamais sans son témoignage :
par exemple, l’énorme volume de Coran, avec des pages calligraphiées de la main
de ‘Uthman Ibn ‘Affan, que deux hommes portent devant l’imam de la mosquée de
Cordoue avant chaque prière ou les deux escaliers du minaret construits en colimaçon
et deux personnes qui partent du pied du minaret ne se rencontrent pas avant
leur arrivée au sommet…
Donnons
donc la parole à Al-Idrissi pour nous guider dans Cordoue et sa mosquée, il y a
environ dix siècles.
CORDOUE
ET LES QORTOBIS
Vue de la mosquée au bord du Guadaquivir |
"La ville
de Cordoue est la capitale et la métropole d’al-Andalous, c’est le siège du
califat musulman. Les qualités des habitants de Cordoue sont trop célèbres pour
qu’il soit nécessaire d’en faire mention et leurs vertus trop évidentes pour
qu’on puisse les taire. Ils conjuguent splendeur et beauté. Ce sont les plus
grands savants de cette contrée et des modèles de piété. Ils sont renommés pour
la pureté de leur doctrine, la probité de leurs gains, la beauté de leur
apparence qu’il s’agisse d’habits ou de monture, l’élévation de leur intérêt
pour les assemblées et les rangs et leur maîtrise des mets et boisson. Ils
sont, de plus, doués dignes d’éloges. Cordoue ne manqua jamais de savants
illustres ni de personnages distingués.
Ses marchands sont riches et possèdent des biens abondants, ils vivent
dans l’aisance et ont des montures somptueuses. Ils sont mus par une noble
ambition.
Cordoue
se compose de cinq villes contiguës. Chacune est séparée des autres par une
enceinte et est dotée de suffisamment de marchés, d’hôtelleries, de bains et de
toutes sortes d’artisanats. La ville mesure d’est en ouest, trois milles* de
long. Quand à sa largeur, depuis la Porte du Pont jusqu’à la Porte des Juifs,
qui est au nord, elle est d’un mille. Elle est bâtie au pied d’une montagne qui
la domine et s’appelle Jabal al-‘Arus (Sierra Morena).
LA
MOSQUÉE DE CORDOUE
C’est
dans la ville centrale que se trouvent la Porte du Pont et la mosquée du
vendredi qui, parmi les mosquées musulmanes, n’a pas sa pareille pour
l’architecture, les ornements et les dimensions. Elle mesure cents toises* de
long et quatre vingt de large, une moitié est couverte d’un toit, l’autre est à
ciel ouvert. Les arcs qui soutiennent son toit sont au nombre de dix-neuf. Il y
a là des colonnes-je veux dire les colonnes qui soutiennent son toit entre les
piliers, celles de la Qibla, petites ou grandes, et celles de la grande
coupole- au nombre de mille. Il y a cent treize candélabres destinés à
l’illumination ; le plus grand peut porter mille lampes, le plus petit
douze. Tout le plafond se décompose en compartiments de bois fixés au moyen de clous sur les solives de la toiture.
Tout le bois de cette mosquée provient des pins de Tortose. Pour les solives,
l’épaisseur d’une face est d’un bon empan*, la largeur de l’autre face est d’un
empan moins trois doigts et leur longueur est de trente sept empans. Entre une
solive et une autre, il y a un intervalle égal à l’épaisseur d’une solive.
Quant aux compartiments que nous avons évoqués, ils sont entièrement plats et
recouverts de divers ornements hexagonaux ou diagonaux, sous la forme de
mosaïques ou de moulures. Les peintures ne sont point semblables les unes aux
autres, mais chaque compartiment du plafond forme un tout complet, du point de
vue des ornements dont l’agencement est bien réalisé et la couleur des plus
merveilleuses : ainsi du rouge de cinabre, du blanc de céruse, du bleu
lapis, de l’oxyde rouge de plomb, du vert de gris et du noir d’antimoine. Le
tout réjouit la vue et agit sur l’âme par le biais de la perfection des
dessins, du contraste et de la répartition des couleurs. La largeur de chacune
des pierres qui composent les arcs est de trente-trois empans et quinze empans
séparent chaque colonne de la suivante. Chaque colonne a un chapiteau et une
base en marbre. Les entrecolonnements consistent en arcs, d’une merveilleuse
facture qui relient le somment des colonnes entre elles. Au dessus, d’autres arcs
reposent sur des colonnes de pierres parfaitement taillées. Le tout est
recouvert de plâtre et de chaux et orné de cartouche rond en relief, entre
lesquels il y a des mosaïques de couleur rouge sombre. Sous chaque compartiment
du plafond, il y a des lambris en bois sur lesquels sont écrits des versets du
Coran.
Mihrab de la Mosquée de Cordoue (photo Terkemani) |
Cette
mosquée a une qibla qu’il n’est pas
possible de décrire tant elle est parfaite. L’esprit est submergé à la vue de
ces ornements et de toutes les mosaïques dorées et colorées que l’empereur de
Constantinople la Grande a envoyées à ‘Abd al-Rahman surnommé al-Nassir li-Dîn
Allah l’Omeyade. De ce côté, je veux dire du côté du mihrab, il y a sept arcs qui s’élèvent sur des colonnes. La hauteur
de chacun d’entre eux dépasse une toise, ils sont tous émaillés, comme une
boucle d’oreille, avec un art dont les chrétiens tout comme les musulmans, ne
peuvent reproduire la splendeur, ni la finesse de réalisation. Au sommet de
chaque arc, il y a deux inscriptions encastrées entre deux compartiments de mosaïque
dorée sur un fond en émail de couleur bleu lapis en mosaïque. La partie
inférieure de chaque arc , tel que nous l’avons décrit, porte deux inscriptions
qui ressemblent aux deux premières et sont encastrées entre des mosaïques
dorées sur un fond bleu lapis en mosaïque. Sur la surface du mihrab, on voit
divers types d’ornements et de peintures. Sur les côtés du mihrab, il y a
quatre colonnes, dont deux sont vertes et deux sont pommelées, d’une inestimable
valeur. Au fond du mihrab, il y a un réservoir de marbre d’un seul bloc,
dentelé, indenté et décoré avec les ornements les plus splendides en or, en
lapis et d’autres couleurs encore. Tout autour du mihrab, il y a une balustrade
en bois couverte de merveilleuses peintures.
A droite
du mihrab, il y a la chaire de prédication. Elle n’a pas d’équivalent du point
de vue de l’art mis en œuvre, dans les limites de la terre habitée. Les bois
qui la composent sont l’ébène, le buis et le bois de senteur. On dit, dans le
livre des annales des Califes omeyades, que l’on travailla à la menuiserie et à
la peinture de celui-ci pendant sept ans, que six artisans sans compter leurs
aides, s’y employèrent et que chacun d’entre eux reçut, chaque jour, un demi mithqal mohammadi
A gauche
du mihrab, il y a une construction qui contient un grand nombre de vases en or
et en argent et des candélabres. Tout ceci sert à l’illumination de la
vingt-septième nuit du glorieux Ramadan. Dans ce trésor, il y a également un
exemplaire du Coran que deux hommes doivent soulever tellement il est pesant et
qui contient quatre pages du volume que ‘Uthman Ibn ‘Affân a calligraphié de sa
main ; on y remarque des gouttes de son sang. Ce volume est sorti du
trésor tous les matins, deux hommes parmi ceux de la mosquée, sont chargés de cette
tâche. Les devançant, un troisième porte un flambeau. Le volume porte un étui
peint le plus magnifiquement, le plus délicatement, le plus merveilleusement
qui soit. Un pupitre lui est destiné dans la salle de prière. L’imam lit la
moitié d’une section du Coran et on le rapporte à sa place.
Coupole près du Mihrab (Photo Terkemani) |
A droite
du mihrab et de la chaire de prédication, il y a une porte qui sert à la
communication entre la mosquée et le palais. Elle donne sur un corridor qui
court entre deux murs de la mosquée et est percé de huit portes dont quatre
ouvrent du côté du palais et quatre du côté de la mosquée.
La
mosquée a vingt portes recouvertes de lames de cuivre et d’étoiles de même
métal. Chaque porte est dotée de deux anneaux pour frapper, très solides. Sur
chaque battant, il y a des ornements de mosaïques travaillés avec art en terre
cuite rouge décorée au moyen de différentes techniques de dessins de plantes et
de poitrines de faucons.
Tout
autour de la mosquée dans sa partie haute, pour augmenter la lumière et la
faire entrer jusqu’au plafond, il y a des carreaux de marbre, chacun long d’une
toise, larges de quatre empans et épais de quatre doigts. Ils ont une forme
hexagonale ou octogonale et sont percés à jour et tous différents les uns des
autres.
LE
MINARET
Au nord
de la mosquée, il y a un minaret d’une construction singulière, la technique en
est splendide et la forme d’une rare beauté. Il s’élève vers le ciel, à une
hauteur de cent coudées mecquoises* ; la hauteur de l’emplacement où le
muezzin se tient debout est de quatre-vingt coudées et, de là au sommet, il y a
encore vingt coudées. On monte jusqu’en haut de ce minaret par deux escaliers,
dont l’un est à l’ouest et l’autre à l’est. Deux personnes qui partent du pied
de celui-ci ne se rencontrent pas avant leur arrivée au sommet.
Minaret |
Pour
l’extérieur, la partie centrale est faite de tuf de Lakka et revêtue, de la
base au sommet, d’ornements qui sont les produits des divers arts de la
peinture, de la calligraphie et de la peinture. Sur les quatre côtés de la
tour, il y a deux rangs d’arcs arrondis reposant sur des colonnes de beau
marbre. Le nombre de colonnes entre l’intérieur et l’extérieur est de trois
cents- grandes et petites. Au sommet du minaret, se trouve un pavillon avec
quatre portes où chaque nuit, deux muezzins passent la nuit. Les muezzins de ce
minaret sont au nombre de seize, et ils lancent les appels à la prière
suivant un roulement qui en assigne deux
à cette tâche chaque jour. Sur la coupole qui surmonte le pavillon, on voit
trois pommes d’or, deux d’argent et des feuilles de lys. La plus grande de ces
pommes pèse soixante livres (de celles qui servent à peser l’huile). Le
nombre de personnes attachées au service de la mosquée est de soixante ;
ils sont sous la surveillance d’un intendant. Lorsque l’imam commet une négligence,
il ne fait pas sa prière avant le salam mais après.
A
l’époque où nous rédigeons le présent ouvrage, la ville de Cordoue a été broyée
sous la meule de la division, les vicissitudes et des malheurs ont éprouvé ses
habitants, qui ne sont plus aujourd’hui qu’un petit nombre, même s’il n’est pas
de nom de ville plus célèbre en al-Andalous."
Ainsi se
termine la visite guidée par Al-Idrissi. L’époque correspond au passage du
pouvoir dans Al-Andalous entre les Almoravides et les Almohades.
PATRIMOINE
MONDIAL DE L’HUMANITÉ
J’ai
visité la mosquée de Cordoue, la première fois en 1967. L’entrée était libre et
gratuite. En 1984, l’Espagne avait introduit une demande auprès de l’UNESCO et "La grande Mosquée de Cordoue" a été déclarée Patrimoine mondial de
l’Humanité, sous la référence N° 313. Cette distinction a eu comme résultat un
afflux considérable de visiteurs qui, avec le temps, ont pris la curieuse habitude de délaisser quelque peu la cathédrale voisine (c’est encore le cas
aujourd’hui), pour concentrer leur attention sur les splendeurs et la magie de
la Mosquée omeyade. Les autorités espagnoles qui s’étaient aperçues qu’elles avaient peut- être mis de la lumière sur la
Mosquée, ont alors fait des démarches (Référence 313 bis), en 1994 auprès de
l’UNESCO pour que le titre de Patrimoine mondial de l’Humanité soit accordé au "Centre historique de Cordoue" et non à la
seule Mosquée. Pourtant, c’est toujours la Mosquée qui est citée dans la
nouvelle candidature pour être conforme aux critères de l’UNESCO. Le but de la
manœuvre est évident : effacer la Mosquée de Cordoue de la liste du
Patrimoine Mondial, ce qui fut fait. (http://whc.unesco.org/fr/list/313)
Depuis,
les dépliants distribués aux touristes qui visitent la Mosquée, portent le
titre de Cathédrale ou de Cathédrale/Mezquita, alors qu’il s’agit
de présenter surtout la Mosquée ! De plus, dans ces dépliants, les
autorités (religieuses ?) très dépitées par cette situation ont cru bon d’ajouter
une précision : « una refexión » dont voici la traduction :
C’est l’Eglise, à travers son conseil de la Cathédrale, qui a fait que la
vieille mosquée du Califat de l’Occident,
la plus ancienne d’Espagne et Patrimoine historique de l’Humanité, ne
soit pas devenue, aujourd'hui, un tas de ruines. Car, une des missions de l’Eglise a toujours
été d’entretenir et d’inspirer l’art et la culture.
Dépliant distribué aux touristes venus visiter un Monument mondial de l'Humanité!! |
En d’autres termes,
c’est l’Eglise qui a fait que cette mosquée ne soit pas réduite en un tas de
poussière. Et si elle l’a fait, c’est pour préserver l’art et la culture et non
parce que c’est un lieu de culte ! Une partie de cette mosquée a pourtant été
détruite. De plus, que sont devenues les 300 mosquées qui figurent dans les
documents de l’UNESCO ? Le voilà, le véritable tas de ruines.
Abdelmalek TERKEMANI
* Les valeurs des unités de mesure sont, approximativement :
Toise = 1,94
mètre
Coudée = 50 cm
Mille = 1600 m
Empan = 20 cm
Livre
= 450 gr
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