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STATUE DU GÉOGRAPHE MAROCAIN MOHAMED AL-IDRISSI (1100-1165) A SEBTA |
LA GUERRE EN UKRAINE ET... LES PAYS D'ISLAM (!)
La guerre actuelle entre la Russie et l'Ukraine constitue, pour les atrocités extrêmes commises et le risque réel de conflit nucléaire (qui ferait de notre pauvre Terre "La planète des singes"), le sujet principal de tous les médias mondiaux. Les débats quotidiens en Europe, autour de ce sujet font intervenir des commentateurs militaires, des historiens, des politologues pour tenter de cerner les problèmes. Très curieusement, et même si ce conflit se déroule géographiquement loin du monde arabo-musulman, ce dernier quand il est cité ou "impliqué", c'est toujours et tout le temps pour être présenté sous un mauvais jour. Ces débats deviennent alors de vrais réquisitoires contre le monde arabo-musulman, pour un lien virtuel et hypothétique avec ce conflit, pendant que la barbarie se déroule sous nos yeux en Europe!
Quelques exemples: Pour les crimes commis au cours de ce conflit, on espère et on entrevoit, au cours des débats, que le maître du Kremlin aura une fin comme celle des dictateurs dans les ... Pays arabes !! ( on cite alors l'Irak, la Libye). On ne voit pas trop le rapport, mais comme modèle de dictateur, on devrait citer plutôt quelques dictateurs notoires de la zone-même du conflit, pas trop mal dans le genre dictateur-génocidaire. Ceux qui ont provoqué un nombre inimaginable de morts à travers le monde (plus de 100 millions) et laissé des qualificatifs terrifiants dans les langues européennes: hitlérien, stalinien...
Parlant des populations victimes de cette guerre, certains débatteurs se félicitent presque que l'Europe (sauf l'Allemagne) ait édifié des murs et des grillages barbelés contre les réfugiés du Moyen-orient (victimes alternativement des armées occidentales américaines ou russes) pendant qu'on réserve un accueil, disons plus humain, aux réfugiés de l'actuel conflit. Et un accueil un peu moins humain aux résidents et étudiants arabes et africains en Ukraine, refoulés des frontières vers les zones de combats!!. Théoriquement, tous les réfugiés victimes de guerre sont égaux devant la tragédie et la détresse. En théorie seulement...
On aura remarqué, certaines fois dans ce conflit, que quand la barbarie atteint son paroxysme, les TV montrent alors des combattants tchétchènes musulmans à l'oeuvre, pour ajouter un autre degré à l'échelle de terreur, à l'exemple des films d'épouvante, comme s'il s'agit d'êtres exterminateurs! Personne ne sait vraiment s'il s'agit des Tchétchènes et de plus, le peuple tchétchène a déja payé son tribut aussi, puisqu'une partie de cette population a été exterminée et que la capitale Grosny a été rasée de la surface de la Terre, par l'armée russe, il y a une vingtaine d'années (sans que personne n'ait levé le petit doigt).
En fait, les raisonnements et les réflexions, stupides et xénophobes envers les Musulmans, prolifèrent en période d'élections dans certains pays en Europe; le conflit en Ukraine est l'occasion (!) pour certains politiciens et politologues d'en propager d'autres.
Dans les débats autour de ce conflit, il arrive aussi que l'on aborde la question de l'Histoire la plus ancienne de cette région Russie-Ukraine-Pologne, et alors là plus personne ne fait appel au savoir et aux connaissances des érudits, des savants, des historiens et des géographes du monde arabe et musulman. Comme si ce monde n'a et n'a jamais eu rien à dire dans ces domaines. C'est soit que ces "experts" communicants sont de vrais ignorants, soit et c'est pire encore, qu'ils occultent, volontairement, certaines références.
Avant même la fondation de Moscou (1250), de Saint Petersbourg (1703) et de la majorité des villes dans cette zone, Mohamed Al-Idrissi, géographe et cartographe marocain (1100-1165) parlait des populations slaves de ces régions, au 12ème siècle. Il décrivait la vie sociale et économique de Cherson (ancienne Sébastopol) sur les bords de la Mer Noire. Et surtout, il décrivait la voie Kiev-Vladimir à la frontière avec la Pologne, et plaçait avec précision sur ses cartes géographiques, les villes de cet itinéraire pour la première fois dans l'Histoire. Cette voie constituait alors la principale liaison entre le monde russe avec l'Allemagne et le reste de l'Europe. Avant les gazoducs intercontinentaux, avant les routes aériennes internationales et les autoroutes qui relient la Russie à l'Europe, cette voie représentait à elle seule l'essentiel de l'activité économique et militaire entre ces deux ensembles.
Qui est Al-Idrissi et comment il a préparé son ouvrage sur la géographie mondiale au 12ème siècle ?
Abou Abdallah Mohamed Ibn Mohamed Ibn Abdallah Ibn Idriss al-Qurtubi Al-Idrissi est né en 1100 à Sebta (Ceuta), au nord du Maroc almoravide , dans une famille idrisside. Il fait ses études à Cordoue alors capitale d'Al-Andalous, Espagne musulmane. Ses travaux devaient alors être suffisamment connus au delà de l'empire almoravide pour que le roi normand, Roger II de Sicile, l'invite en 1138 à Palerme. Al-Idrissi va alors rester 17 ans en Sicile pour réaliser, sur la proposition de ce roi, une œuvre monumentale, sans égale depuis de nombreux siècles, sur la géographie du monde habité au Moyen Âge : Nuzhat al-mushtaq fî ikhtirâq al-âfâq
نزهة المشتاق في اختراق الآفاق
Ce titre a eu plusieurs traductions. On va en proposer une autre : "Voyage d'un passionné pour explorer les horizons". Ce livre est également connu sous le titre كتاب روجر, "Livre de Roger". [ La plus ancienne copie de cet ouvrage datant de 1553 est conservée dans la Bodleian Library à Oxford, parmi les trésors de cette dernière. J'ai eu l'immense chance, il y a quelques années, d'avoir été autorisé par cette bibliothèque à le feuilleter, à titre exceptionnel.]
Al-Idrissi avait voyagé en Al-Andalous, dans les pays du nord de l'Afrique, au sud de l'Italie et en Sicile. Ses autres sources sont:
- Les autres géographes musulmans qui l'ont précédé, comme Ibn Hawqal, né en Turquie actuelle au 10ème siècle.
- La "Géographie" de Ptolémée (90-168).
- Les archives diplomatiques du palais à Palerme, mises à sa disposition par le roi normand, Roger II.
- Les voyageurs, les commerçants, et les ambassades à Palerme. La Sicile était un carrefour maritime au milieu de la Méditerranée, et donc une source inépuisable d'informations.
Al-Idrissi a répertorié 5000 noms de lieux, de villes, de lacs, de mers et de montagnes. Il est le premier géographe à "oser" dessiner une carte du monde sur un globe sphérique (il y a neuf siècles!!).
La carte du monde (sans le continent américain et l'Océanie encore inconnus) dessinée par lui-même, est divisée en latitude (verticalement) selon 7 zones appelées "climats" et en longitude (horizontalement) selon des sections. Le résultat est un ensemble de 70 cellules. Il a alors dessiné 70 cartes géographiques, chacune désignée par son "climat" et sa section. Le "Kitâb" donne alors pour chaque carte, la description de la province correspondante: nature, routes, architecture, commerce, moeurs, coutumes et situation politique.
La localisation de ces provinces est donnée avec des noms de l'époque, dans le tableau suivant (on notera au climat IV section 1 Andalus et non Espagne):
RUSSIE-UKRAINE
La zone actuelle de guerre correspond à la province de climat 7 et de section 5. Les villes de Crimée sont décrites: Kherson, Yalta (Jalita), Partenit (Bartânîtî), Livadia, Alushta, Soldaia, Feodosia-Caffa, Matrega...
Le fleuve Don et ses villes d'embouchure de la mer d'Azov sont également décrits. Dniepr et Dniestr se jettent dans la mer Noire, appelée par Al-Idrissi البحر الزفتي ,Albahr Azziftî (mer de goudron), sans que l'on sache si le goudron est là pour sa couleur ou en relation avec le pétrole. Al-Idrissi décrit l'esprit combatif des habitants de cette zone : "Les populations de ces territoires sont inexpugnables (qu'on ne peut pas vaincre). Elles ont pour coutume constante de ne point se séparer de leurs armes, même un instant, et sont extrêmement belliqueuses (aiment faire la guerre) et intrépides (courageuses- شجاع ").
LA VOIE KIEV-VLADIMIR, PAR LE GÉOGRAPHE AL-IDRISSI AU 12ème SIÈCLE.
Deux historiens polonais, Joachim Lelewel homme politique, ministre de l'Enseignement (1786-1861) et Tadeusz Lewicki, chercheur et arabisant, (1906-1992) ont, l'un après l'autre, exploré le "Nuzhat" pour en dégager la description actualisée de la plus importante artère économique qui reliait Kiev à l'Europe, en passant par Cracovie en Pologne : Voie Kiev-Vladimir.
Le travail de J. Lelewel (Géographie des Arabes) poursuivi par T. Lewicki, a consisté à déchiffrer la partie de l'ouvrage d'Al-Idrissi, qui traite du pays des Slaves. Ces deux historiens ont travaillé sur la base de la traduction de l'arabe en français de cet ouvrage, réalisée par P.A. Jaubert, orientaliste français, en 1840. Voici une partie du texte d'Idrissi qui traite de cette voie:
" Kaw (Kiev), ville sur les bords de ce fleuve (Danabrus-Dniepr)... De là à Berizoula, ville au nord du fleuve, 50 milles. De là à Awsia, petite ville bien peuplée, par terre, 2 journées. De là Barasansa (ou Narasansa), par terre, 2 journées. De là à Loudjag ha, vers le nord, 2 journées. De Loudjagha à Armen, en se dirigeant vers l'occident, 3 faibles journées".
Les difficultés rencontrées par les deux historiens polonais ont été multiples. Ils ont travaillé sur une traduction française, ce qui a introduit déjà quelques différences, quant à la prononciation des noms des villes. En arabe, il n'y a pas d'équivalent pour les lettres v et g. Quand le texte n'est pas vocalisé, ou qu'il manque des points diacritiques, il y a un risque de confusion entre le b ب , le t ت, le th ث et le n ن, par exemple. Pour les distances , il fallait choisir entre le mille arabe (1.878m) et le mille sicilien (1.555 m). Al-Idrissi donne les distances en journées de marche et, quelquefois, en jounées "faibles" et journées "fortes". En tenant compte du terrain en Pologne/Russie du sud, et des expéditions militaires de l'époque (Iziaslaw en 1149/1150), ils en ont conclu qu'une journée de marche ne devrait pas excéder 31,1 km. La traduction d'une journée de marche en kilomètres au départ d'une ville, donne une plus grande chance pour le bon choix de la ville d'arrivée, désignée par le géographe marocain.
Tous ces travaux de recherche et ces considérations ont fait intervenir des historiens, des géomètres et des traducteurs de la langue arabe. Ils ont permis de révéler l'itinéraire décrit, il y a 9 siècles, par le géographe marocain Mohamed Al-Idrissi: Kiev-Usomierz-Peresopnica-Luck-Vlodzimierz Wolynski, qui passe ensuite par Cracovie (ancienne capitale) en Pologne pour aboutir en Allemagne et dans le reste de l'Europe.
Cette artère a joué un rôle essentiel dans l'histoire des relations entre l'Europe et la Russie autant dans les échanges économiques en temps de paix, que lors des invasions militaires, en temps de guerre. Et dans les deux sens.
Ainsi, vers le milieu du 12ème siècle, Mohamed Al-Idrissi présentait à la Cour de Palerme, un ouvrage monumental sur la géographie mondiale. Entre autres lieux, il décrivait une route de commerce (et d'invasion) qui reliait Kiev au reste de l'Europe. Six et huit siècles plus tard deux historiens polonais, patriotes, honnêtes et objectifs ont procédé à des recherches sur la base de cet ouvrage, pour préciser le tracé de cette route et lever le voile sur l'histoire des relations entre le sud de la Russie et le reste de l'Europe.
Il se déroule actuellement une guerre en Ukraine, avec de vraies victimes et de vraies tragédies humaines. En Europe, certains politologues et historiens (métiers qui exigent une certaine objectivité et une grande honnêteté intellectuelle) , qui en commentent le déroulement, confortablement installés dans leur fauteuil sur les plateaux de télévision, en racontent une autre. Car ils font sciemment le tri dans leurs références et ne donnent alors que celles qui correspondent au propre point de vue politique de leurs employeurs.
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Les noms des villes et lieux de la Voie Kiev-Vladimir, écrits de la main d'Al-Idrissi, il y a 9 siècles. |
Abdelmalek Terkemani
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"Al-Idrissi, géographe et cartographe marocain, à la croisée des chemins"