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mardi 12 avril 2022

LA GUERRE EN UKRAINE ET LES ÉCRITS DU GÉOGRAPHE MAROCAIN MOHAMED AL-IDRISSI, AU 12 ème SIÈCLE

 

STATUE DU GÉOGRAPHE MAROCAIN MOHAMED AL-IDRISSI (1100-1165) A SEBTA

LA GUERRE EN UKRAINE ET... LES PAYS D'ISLAM (!)

 La guerre actuelle entre la Russie et l'Ukraine constitue, pour les atrocités extrêmes commises et le  risque réel de conflit nucléaire (qui ferait de notre pauvre Terre "La planète des singes"), le sujet principal de tous les médias mondiaux. Les débats quotidiens en Europe, autour de ce sujet font intervenir des commentateurs militaires, des historiens, des politologues pour tenter de cerner les problèmes. Très curieusement, et même si ce conflit se déroule géographiquement loin du monde arabo-musulman, ce dernier quand il est cité ou "impliqué", c'est toujours et tout le temps pour être présenté sous un mauvais jour. Ces débats deviennent alors de vrais réquisitoires contre le monde  arabo-musulman, pour un lien virtuel et hypothétique avec ce conflit, pendant que la barbarie se déroule sous nos yeux en Europe!

Quelques exemples: Pour les crimes commis au cours de ce conflit, on espère et on entrevoit, au cours des débats, que le maître du Kremlin aura une fin comme celle des dictateurs dans les ... Pays arabes !! ( on cite alors l'Irak, la Libye). On ne voit pas trop le rapport, mais comme modèle de dictateur, on devrait citer plutôt quelques dictateurs notoires de la zone-même du conflit, pas trop mal dans le genre dictateur-génocidaire. Ceux qui ont provoqué un nombre inimaginable de morts à travers le monde (plus de 100 millions) et laissé  des qualificatifs terrifiants dans les langues européennes:  hitlérien, stalinien...

Parlant des populations victimes de cette guerre,  certains débatteurs se félicitent presque que l'Europe (sauf l'Allemagne) ait édifié des murs et des grillages barbelés contre les réfugiés du Moyen-orient (victimes alternativement des armées occidentales américaines ou russes) pendant qu'on réserve un  accueil, disons plus humain, aux réfugiés de l'actuel conflit. Et un accueil un peu moins humain aux résidents et étudiants arabes et africains en Ukraine, refoulés des frontières vers les zones de combats!!. Théoriquement, tous les réfugiés victimes de guerre sont égaux devant la tragédie et la détresse. En théorie seulement...

On aura remarqué, certaines fois dans ce conflit, que quand la barbarie atteint son paroxysme, les TV montrent alors des combattants tchétchènes musulmans à l'oeuvre, pour ajouter un autre degré à l'échelle de terreur, à l'exemple des films d'épouvante, comme s'il s'agit d'êtres exterminateurs! Personne ne sait vraiment s'il s'agit des Tchétchènes et de plus, le peuple tchétchène a déja payé son tribut aussi, puisqu'une partie de cette population a été exterminée et  que la capitale Grosny a été rasée de la surface de la Terre, par l'armée russe, il y a une vingtaine d'années (sans que personne n'ait levé le petit doigt). 

En fait, les raisonnements et les réflexions, stupides et xénophobes envers les Musulmans, prolifèrent en période d'élections dans certains pays en Europe; le conflit en Ukraine est l'occasion (!) pour certains politiciens et politologues d'en propager d'autres.   

Dans les débats autour de ce conflit, il arrive aussi que l'on aborde la question de l'Histoire la plus ancienne de cette région Russie-Ukraine-Pologne, et alors là plus personne ne fait appel au savoir et aux connaissances des érudits, des savants, des historiens et des géographes du monde arabe et musulman. Comme si ce monde n'a et n'a jamais eu rien à dire dans ces domaines. C'est soit que ces "experts" communicants sont de vrais ignorants, soit et c'est pire encore, qu'ils occultent, volontairement, certaines références.   

Avant même la fondation de Moscou (1250), de Saint Petersbourg (1703) et de la majorité des villes dans cette zone, Mohamed Al-Idrissi, géographe et cartographe marocain (1100-1165) parlait des populations slaves de ces régions, au 12ème siècle. Il décrivait la vie sociale et économique de Cherson (ancienne Sébastopol) sur les bords de la Mer Noire.  Et surtout, il décrivait la voie Kiev-Vladimir à la frontière avec la Pologne, et plaçait avec précision sur ses cartes géographiques, les villes de cet itinéraire pour la première fois dans l'Histoire. Cette voie constituait alors  la principale liaison entre le monde russe avec  l'Allemagne et le reste de l'Europe. Avant les gazoducs intercontinentaux, avant les routes aériennes internationales et les autoroutes qui relient la Russie à l'Europe, cette voie représentait à elle seule l'essentiel de l'activité économique et militaire entre ces deux ensembles.

Qui est Al-Idrissi et comment il a préparé son ouvrage sur la géographie mondiale au 12ème siècle ?

Abou Abdallah Mohamed Ibn Mohamed Ibn Abdallah Ibn Idriss al-Qurtubi Al-Idrissi est né en 1100 à Sebta (Ceuta), au nord du Maroc almoravide , dans une famille idrisside. Il fait ses études à Cordoue alors capitale d'Al-Andalous, Espagne musulmane. Ses travaux devaient alors être suffisamment connus au delà de l'empire almoravide pour que le roi normand, Roger II de Sicile, l'invite en 1138 à Palerme. Al-Idrissi va alors rester 17 ans en Sicile pour réaliser, sur la proposition de ce roi, une œuvre monumentale, sans égale depuis de nombreux siècles, sur la géographie du monde habité au Moyen Âge : Nuzhat al-mushtaq fî ikhtirâq al-âfâq      


                        نزهة المشتاق في اختراق الآفاق
Ce titre a eu plusieurs traductions. On va en proposer une autre : "Voyage d'un passionné pour explorer les horizons". Ce livre est également connu sous le titre كتاب روجر, "Livre de Roger". [ La plus ancienne copie de cet ouvrage datant de 1553 est conservée dans la Bodleian Library à Oxford, parmi les trésors de cette dernière. J'ai eu l'immense chance, il y a quelques années, d'avoir été autorisé par cette bibliothèque à le feuilleter, à titre   exceptionnel.]

Al-Idrissi avait voyagé en Al-Andalous, dans les pays du nord de l'Afrique, au sud de l'Italie et en Sicile. Ses autres sources sont:

  • Les autres géographes musulmans qui l'ont précédé, comme Ibn Hawqal, né en Turquie actuelle au 10ème siècle.
  • La "Géographie" de Ptolémée (90-168).
  • Les archives diplomatiques du palais à Palerme, mises à sa disposition par le roi normand, Roger II.
  • Les voyageurs, les commerçants, et les ambassades à Palerme. La Sicile était un carrefour maritime au milieu de la Méditerranée, et donc une source inépuisable d'informations.     
Al-Idrissi a répertorié 5000 noms de lieux, de villes, de lacs, de mers et de montagnes. Il est le premier géographe à "oser" dessiner une carte du monde sur un globe sphérique (il y a neuf siècles!!). 

La carte du monde (sans le continent américain   et l'Océanie encore inconnus) dessinée par lui-même, est divisée en latitude (verticalement) selon 7 zones appelées "climats" et en longitude (horizontalement) selon des sections. Le résultat est un ensemble de 70 cellules. Il a alors dessiné 70 cartes géographiques, chacune désignée par son "climat" et sa section. Le "Kitâb" donne alors pour chaque carte, la description de la province correspondante: nature, routes, architecture, commerce, moeurs, coutumes et situation politique. 
La localisation de ces provinces est donnée avec des noms de l'époque, dans le tableau suivant (on notera au climat IV section 1 Andalus et non Espagne): 

RUSSIE-UKRAINE 

La zone actuelle de guerre correspond à la province  de climat 7 et de section 5. Les villes de Crimée sont décrites: Kherson, Yalta (Jalita), Partenit (Bartânîtî), Livadia, Alushta, Soldaia, Feodosia-Caffa, Matrega...
Le fleuve Don et ses villes d'embouchure de la mer d'Azov sont également décrits. Dniepr et Dniestr se jettent dans la mer Noire, appelée par Al-Idrissi البحر الزفتي ,Albahr Azziftî (mer de goudron), sans que l'on sache si le goudron est là pour sa couleur ou en relation avec le pétrole. Al-Idrissi décrit l'esprit combatif des habitants de cette zone : "Les populations de ces territoires sont inexpugnables (qu'on ne peut pas vaincre). Elles ont pour coutume constante de ne point se séparer de leurs armes, même un instant, et sont extrêmement belliqueuses (aiment faire la guerre) et intrépides (courageuses-   شجاع ").

LA VOIE KIEV-VLADIMIR, PAR  LE GÉOGRAPHE AL-IDRISSI AU 12ème SIÈCLE.

 Deux historiens polonais, Joachim Lelewel homme politique, ministre de l'Enseignement (1786-1861) et Tadeusz Lewicki, chercheur et arabisant, (1906-1992) ont, l'un après l'autre, exploré le "Nuzhat" pour en dégager la description actualisée de la plus importante artère économique qui reliait Kiev à l'Europe, en passant par Cracovie en Pologne : Voie Kiev-Vladimir.
Le travail de J. Lelewel (Géographie des Arabes) poursuivi par T. Lewicki, a consisté à déchiffrer la partie de l'ouvrage d'Al-Idrissi, qui traite du pays des Slaves. Ces deux historiens ont travaillé sur la base de la traduction de l'arabe en français de cet ouvrage, réalisée par P.A. Jaubert, orientaliste français, en 1840. Voici une partie du texte d'Idrissi qui traite de cette voie:

" Kaw (Kiev), ville sur les bords de ce fleuve (Danabrus-Dniepr)... De là à Berizoula, ville au nord du fleuve, 50 milles. De là à Awsia, petite ville bien peuplée, par terre, 2 journées. De là Barasansa (ou Narasansa), par terre, 2 journées. De là à Loudjag ha, vers le nord, 2 journées. De Loudjagha à Armen, en se dirigeant vers l'occident, 3 faibles journées".

Les difficultés rencontrées par les deux historiens polonais ont été multiples. Ils ont travaillé sur une traduction française, ce qui a introduit déjà quelques différences, quant à la prononciation des noms des villes. En arabe, il n'y a pas d'équivalent pour les lettres v et g. Quand le texte n'est pas vocalisé, ou qu'il manque des points diacritiques, il y a un risque de confusion entre le b ب , le t ت, le th ث et le n ن, par exemple. Pour les distances , il fallait choisir entre le mille arabe (1.878m) et le mille sicilien (1.555 m). Al-Idrissi donne les distances en journées de marche et, quelquefois, en jounées "faibles" et journées "fortes". En tenant compte du terrain en Pologne/Russie du sud, et des expéditions militaires de l'époque (Iziaslaw en 1149/1150), ils en ont conclu qu'une journée de marche ne devrait pas excéder 31,1 km. La traduction d'une journée de marche en kilomètres au départ d'une ville, donne une plus grande chance pour le bon choix de la ville d'arrivée, désignée par le géographe marocain. 
Tous ces travaux de recherche et ces considérations ont fait intervenir des historiens, des géomètres et des traducteurs de la langue arabe. Ils ont permis de révéler l'itinéraire décrit, il y a 9 siècles, par le géographe marocain Mohamed Al-Idrissi: Kiev-Usomierz-Peresopnica-Luck-Vlodzimierz Wolynski,  qui passe ensuite par Cracovie (ancienne capitale) en Pologne pour aboutir en Allemagne et dans le reste de l'Europe.
Cette artère a joué un rôle essentiel dans l'histoire des relations entre l'Europe et la Russie autant dans les échanges économiques en temps de paix, que lors des invasions militaires, en temps de guerre. Et dans les deux sens. 

Ainsi, vers le milieu du 12ème siècle, Mohamed Al-Idrissi présentait à la Cour de Palerme, un ouvrage monumental sur la géographie mondiale. Entre autres lieux, il décrivait une route de commerce (et d'invasion) qui reliait Kiev au reste de l'Europe. Six et huit siècles plus tard deux historiens polonais, patriotes, honnêtes et objectifs ont procédé à des recherches sur la base de cet ouvrage, pour préciser le tracé de cette route et lever le voile sur l'histoire des relations entre le sud de la Russie et le reste de l'Europe.

Il se déroule actuellement une guerre en Ukraine, avec de vraies victimes et de vraies tragédies humaines. En Europe, certains politologues et historiens (métiers qui exigent une certaine objectivité et une grande honnêteté intellectuelle) , qui en commentent le déroulement, confortablement installés dans leur fauteuil sur les plateaux de télévision, en racontent une autre. Car ils font sciemment le tri dans leurs références et ne donnent alors que celles qui correspondent au propre point de vue politique de leurs employeurs.  
                  
Les noms des villes et lieux de la Voie Kiev-Vladimir, écrits de la main d'Al-Idrissi, il y a 9 siècles. 

Abdelmalek Terkemani

Lire sur le même sujet :

"Al-Idrissi, géographe et cartographe marocain, à la croisée des chemins"                                                           

mardi 25 août 2015

VISITE DE L'EXPOSITION "LE MAROC MÉDIEVAL: UN EMPIRE DE L'AFRIQUE A L'ESPAGNE"


 
Cette visite a été organisée le 26 juillet 2015  par Monsieur Ali Hafili, astronome à l'Observatoire du Centre culturel AGM de Marrakech. Après discussions du programme avec de nombreux échanges de mails, nous avons convenu que je rejoindrai le groupe au nouveau musée de Rabat, pour la visite de l'Exposition "Le Maroc médiéval: Un empire de l'Afrique à l'Espagne".  Le groupe de Marrakech est arrivé à Rabat à 11h30. Ont rejoint ce groupe, deux personnes de Rabat, quatre de Casablanca et une personne de Kénitra.
Le musée Mohammed VI, inauguré le 8 octobre 2014 par SM le Roi, est dédié essentiellement à l’art  moderne et contemporain, qui occupe le premier étage, pour le moment. Depuis 2012 au moins, il était prévu que l’Exposition « Le Maroc médiéval », après avoir séjourné  au musée du Louvre à Paris, viendrait au Maroc, pour  lancer et faire connaître les activités de ce musée auprès du public marocain et du monde des arts.
Le Maroc médiéval

La visite de l’exposition itinérante « Le Maroc médiéval » (4 mars-1 septembre 2015) a été organisée   pour profiter d’une occasion exceptionnelle d’admirer des objets liés à l’Histoire du Maroc. Ces pièces  proviennent des quatre coins du monde et il serait très difficile et très coûteux de les réunir de nouveau dans la même exposition, avant quelques dizaines d’années.
Il y a environ 220 objets exposés à Rabat alors que Le Louvre à Paris en présentait 300. La période couverte par cette exposition est d’environ 600 ans et concerne les dynasties des Idrissides (789-985), des Almoravides (1049-1147), des Almohades (vers1116-1269) et des Mérinides (1269-1465).
Certains objets ont donné lieu à une présentation détaillée et un échange d’idées très fructueux.
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Lustre-cloche de la mosquée al-Qarawiyyine  733-737 H / 1333-1337
 

Lustre-cloche dans la mosquée al-Qarawiyyine

Alliage de cuivre. Poids : 10 quintaux
Les troupes du roi mérinide Abu Al Hassan ont rapporté à Fès ce butin de Jabal al-Fath (Gibraltar).  Cette cloche a ensuite été transformée en lustre, par un excellent travail d’orfèvre. Il a été nécessaire de construire une coupole spéciale pour supporter cette cloche dans la mosquée al-Qarawiyyine, compte tenu de son poids. Malgré tout, on dit que cette cloche qui sonnait les heures de prière chez les Chrétiens, éclaire maintenant les travées d’une mosquée de l’Islam, et que c’est un bon signe de rapprochement entre religions.

                                                      
·       Livre d’Ibn Battouta, « Voyages ». 

Quelques vers extraits du livre original «  Voyages »(Rihla) d’Ibn Battouta décorent bien le hall central du musée. Si Hajib Jerbi de notre groupe de Kénitra, a très bien expliqué la forme grammaticale de ces vers. On voit bien que c’est un voyageur et un géographe qui s’exprime ; il parle des mouvements apparents du soleil et de la lune,  les deux astres  qui indiquaient le lieu et l’orientation aux  caravanes qu’il suivait. Aujourd’hui, on dirait que le Maroc est le plus beau pays du monde, mais pas pour les mêmes raisons….
                                         

L’Occident (le Maghreb) est la plus  belle des terres
Et j’en ai la preuve :
La pleine lune s’y observe,
Et vers lui le soleil se rend

Ibn Battouta (1304-1377)
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 Astrolabe d’Abû Bakr Ibn Yûsuf 

Astrolabe d'Abû Bakr Ibn Yûsuf exposé au Louvre en octobre 2014
En laiton (alliage de cuivre et de zinc). Diamètre : 15,2 cm
Cet astrolabe est exposé habituellement au Musée Paul-Dupuy à Toulouse. Il a été fabriqué à Marrakech en 613H/ 1216-1217. Il est conçu pour fonctionner sous la latitude des villes de : Saragosse (41°30’), Tolède (40°), Cordoue (38°30’), Séville(37°30’), Almeria(36°30’), Sebta(35°30’), Fès
 ( 33°40’), Marrakech(31°), Al Qods(32°), Misr(29°55’), Médine (25°) et la Mecque(21°40’).
Tout le groupe a suivi un bref exposé à côté de la vitrine « scientifique », et de nombreuses questions ont été posées,  ce qui montre l’intérêt porté à cet astrolabe et à son fabricant. Voici résumées ces questions/ réponses :
Comment cet astrolabe est-il parvenu à Toulouse ? Probablement parce qu’il était prévu pour fonctionner à Saragosse assez proche,  en Espagne. Il a dû constituer un butin des armées françaises voisines.  
Planisphérique ? On savait que la terre est ronde et qu’elle est enveloppée par la sphère céleste sur laquelle sont incrustées les étoiles. On a trouvé plus pratique de travailler sur un plan que sur une sphère. Donc on a projeté sur un plan ce qui a sur la sphère. D’où planisphérique. Par exemple l’araignée est une représentation plane de la voûte céleste.
Nombre de tympans ?un tympan comporte des éléments liés à la latitude d’un lieu. On ne voit pas une étoile, mettons polaire, sous le même angle quand on est à Stockholm ou à Marrakech. Les tympans d’Abû Bakr sont utilisables sur  les deux faces, ce qui explique qu’il y a deux fois plus de villes que de tympans.
Pourquoi un heurtoir et un astrolabe dans la même vitrine ? Les heurtoirs des portes de mosquées, par exemple, sont gravés par des prières (Bismillah). Il y a donc un travail de gravure et aussi de calcul géométrique, de telle manière que heurtoir et astrolabe sont fabriqués dans les mêmes ateliers. 

                                                                            
Heurtoirs de portes de mosquées
                                                                                                                     
Pourquoi le nom des savants fabricants de ces astrolabes ne figure-t-il pas dans la vitrine ?
De nombreux articles ont été consacrés à cette question.  On peut dire qu’il ne s’agit pas d’un oubli, mais d’une volonté délibérée de cacher les noms de ces astronomes au public marocain. C’est une curieuse façon de traiter l’histoire du Maroc, en effaçant le nom de ses Hommes de science dans les musées marocains !!  Ces astronomes  sont Abû  Bakr Ibn Yûsuf (Marrakech)  pour l’astrolabe de droite et Abû al-Fattouh al Khamayri (Marrakech et Séville) pour l’astrolabe de gauche. On ne comprend pas que ces noms soient indiqués quand ces astrolabes sont exposés dans le monde entier et disparaissent quand ils sont exposés au Maroc, pays de ces astronomes ! Le musée du Louvre a désigné un commissaire pour cette exposition en la personne de Mme Yannick Lintz. Il serait intéressant de savoir comment le musée du Louvre a pu accepter cet "oubli", qui n'est pas un détail et qui a certainement une signification, dans une exposition qu'il a co-organisée.
    
Pourquoi cet astrolabe serait-il l’un des plus admirés au monde ?
Parce que sa photo fait la couverture de nombreux ouvrages sur l’astronomie comme ‘’Les instruments de l’astronomie ancienne’’ et ‘’L’Astrolabe, histoire, théorie et pratique’’. Dans ce dernier ouvrage, l’auteur Raymond d ’Hollander prend cet astrolabe comme modèle et l’étudie  pièce par pièce, car dit-il, il est particulièrement complet et précis. De plus, il est exposé dans les grands musées du monde.
La visite s’est poursuivie dans le premier étage pour le volet art moderne et contemporain.
On note quand même que les concepteurs de ce musée ont bien donné le nom de certains peintres marocains contemporains à des salles d’exposition : Salle Gharbaoui, salle Charkaoui,  ce dont il faut se féliciter, mais on est forcé de penser que nos astronomes marocains du 13ème siècle, illustres pourtant depuis des siècles à l’étranger, n’ont pas de chance dans le Maroc d’aujourd’hui. 
Le groupe en visite au musée Mohammed VI
  Abdelmalek Terkemani
Chercheur et expert international

Pour plus d'informations sur ces sujets, voir également les articles de ce blog:
  •  L'Exposition "Le Maroc médiéval: Un empire de l'Afrique à l'Espagne". Le patrimoine du Maroc effacé. 
  • Abû Bakr Ibn Yûsuf, astronome marocain du 13ème siècle.        
Pour la totalité de la visite, voir le blog: www.astrokech.blogspot.com

mercredi 15 juillet 2015

ABÛ BAKR IBN YÛSUF ASTRONOME MAROCAIN DU 13ème SIÈCLE




RESPECTÉ ET ADMIRÉ À L'ÉTRANGER,...IGNORÉ AU MAROC !

Un électrochoc qui fait du bien
Parque de las cienças. Grenade
Mon histoire avec Abû Bakr a commencé, il y a 50 ans. En 1965, j’habitais la rue Ozenne à Toulouse où je résidais pour mes études. Ma chambre se trouvait à moins de 100 mètres du musée Paul-Dupuy de cette ville. Auparavant,  je n’avais jamais mis les pieds dans un musée.

 Après être passé et  repassé   quelques centaines de fois devant le musée voisin, j’ai décidé un jour d’en franchir le seuil.  Dès l’entrée et dans un endroit bien en vue, il y avait un petit attroupement autour d’une vitrine bien éclairée et manifestement mieux présentée que les autres. Dans la vitrine, se trouvait un objet métallique en cuivre jaune ou en laiton avec des disques, métalliques aussi, et de même grandeur, 15 à 20 cm de diamètre, présentés en cercle autour de la pièce centrale. Le travail rappelle celui des orfèvres marocains mais, au lieu des arabesques habituelles, ce sont des cercles  finement gravés,  quelques-uns   concentriques et d’autres  passant  par le même point  de manière symétrique. L’objet est certainement fait pour calculer ou mesurer quelque chose, a l’air un peu savant et d’une grande élégance. Le cartel qui nécessitait de se mettre presque contre la vitrine pour être lu, indiquait : Astrolabe marocain. Fait par Abû Bakr ibn Yûsuf à Marrakech, 1216-1217 (613 de l’Hégire).
Il m’est difficile  de décrire mes sensations sur le coup, mais il m’a semblé que j’ai été envahi par un sentiment de fierté incontrôlé et en même temps par la nostalgie de mon pays. J’ai senti mon torse se bomber dans ce musée et ma tête se redresser comme au garde-à-vous. Je me pris même un court instant un peu pour le cousin d’Abû Bakr et j’avais  envie de dire aux autres visiteurs du musée que ce qui est dans la vitrine venait de mon pays, le Maroc, et que de plus j’étais de la ville de sa fabrication !  "Quand même, me disais-je, nous ne sommes pas entièrement nuls au Maroc" et  "Savent-ils au Maroc que l’un de nos anciens savants a construit de tels objets scientifiques, il y a 800 ans, et qu’ils sont exposés dans des musées en Europe ?"
Par la suite, j’ai enfoui tout cela quelque part dans ma tête et… abandonné Abû Bakr à son astrolabe car j’avais bien autre chose à faire. Mes études n’avaient que peu de chose à voir  avec l’astronomie arabe et avec cet instrument…
Depuis cette visite, il m’est resté quelque chose qui m’a longtemps intrigué. J’ai beaucoup observé le comportement des gens chez nous au Maroc, quand arrivent sur la table des discussions sur ce que chaque civilisation a  apporté  au progrès des sciences ou à la marche de l’Humanité en général. Nous en parlons de ces questions, pas tous les jours bien  sûr, mais nous en parlons  en famille,  entre amis ou dans les bureaux. Il nous arrive également de parler de ces sujets avec des étrangers, quand on travaille dans un environnement international. Nos comportements lors des débats sur ces questions sont exactement les mêmes, dans tous les milieux et au sein des deux ou trois  générations que nous côtoyons : Nous nous accrochons toujours, toujours à l’Age d’or de la civilisation arabe, notre patrimoine,  une espèce de bouée de secours, comme des naufragés. Quand nous sommes déstabilisés dans ces discussions, nous brandissons, comme un argument massue, quelques noms de savants musulmans qui ne sont d’ailleurs  pas toujours marocains ! Il semble que cette attitude soit la même dans les autres pays arabes.
Malheureusement, quand on y regarde de plus près et dans les faits, pour nous au Maroc, ce patrimoine, quelques fois, n’est ni bien préservé, ni bien connu, ni reconnu. C’est une contradiction continuelle dans nos comportements : Nous nous référons tout le temps à la même période de notre Histoire, Al andalous par exemple pour nous Marocains, mais dans les faits nous n’accordons que très peu d’intérêt à cette Histoire. A commencer par seulement la connaître un peu ! Nous parlons de nos Hommes de science marocains et nous sommes souvent incapables d’en citer quelques-uns.

A la recherche du chaînon manquant

Depuis une dizaine d’années, j’ai voulu aller au-delà des clichés et passer en revue, mais en profondeur, notre patrimoine scientifique pour en avoir le cœur net. Avec ma formation scientifique, mon expérience tant nationale qu’internationale, je me suis attelé à cette tâche passionnante, même si les choses ne sont pas  toujours  facilitées. Je suis surtout guidé dans cette initiative personnelle par la conviction qu’au Maroc nous avons, chacun à son niveau,  des choses à faire et que nous devons faire, et si nous ne les faisons pas, personne ne viendra pour les faire à notre place.
A partir des ouvrages qui font autorité dans le domaine de l’astronomie musulmane, des visites de musées à travers le monde, de la fréquentation de milieux versés dans ce domaine et des bibliothèques spécialisées dans ces sujets, de relations établies avec de rares ateliers, au Maroc et à l’étranger, qui construisent encore de nos jours des astrolabes et des cadrans solaires comme du temps de cet Âge d’or de notre civilisation, j’ai accumulé un nombre considérable de documents, certains très rares, et de données sur l’histoire et le fonctionnement de l’astrolabe. J’ai pu ensuite assimiler les améliorations introduites par les savants musulmans dans l’utilisation de  cet instrument scientifique le plus génial et le plus en avance sur son temps. Je viens surtout d’aboutir au résultat le plus éclatant et le plus extraordinaire qui puisse récompenser des années de recherche : Eurêka ! Notre pays, notre Cher pays le Maroc a eu dans son Histoire un grand savant astronome au 13ème siècle et ce savant  s’appelle Abû Bakr ibn Yûsuf. Respecté et admiré à l’étranger, j’ai découvert aussi qu’il est inconnu dans son pays, le Maroc !
Il  est, malheureusement, assez inhabituel de faire de telles découvertes chez nous au Maroc, car pour des raisons obscures, il n'y a vraiment aucune volonté de montrer aux Marocains qu"ils ont eu des savants dans leur Histoire! Alors qui est Abû Bakr ibn Yûsuf ? Qu’a-t-il fait et quand ? Où peut-on voir ce qu’il a fait ? A quoi  sert ce qu’il a fait ? Est-il connu ou reconnu à l’étranger ? Est-il connu ou reconnu au Maroc ? A-t-il laissé des écrits ? A-t-on écrit sur lui ? Qu’apporte-t-il vraiment au Maroc ? Que peut-il lui apporter d’autre ?

Son nom tel que gravé sur les tympans de ses astrolabes est : أبو بكر بن يوسف. J’aurais donc écrit volontiers, Abou Bakr ben Youssef  pour être conforme avec nos appellations habituelles  au Maroc, mais ne compliquons pas notre tâche et nos relations avec les musées étrangers qui exposent ses œuvres et n’égarons pas les visiteurs de musées et les lecteurs de documents faits sur lui. Et puis, comme on dit au Maroc, "attendons qu’il naisse et on lui donnera un nom". Car jusqu’à la présente  ligne, il est encore totalement inconnu au Maroc et, selon mes premières tentatives, il ne sera pas facile de le faire reconnaître dans son propre pays, alors que ses chefs-d’œuvre voyagent de musée en musée dans le reste de la planète ! C’est ainsi.

Donc Abû Bakr ibn Yûsuf est un astronome marocain, de l’Ecole hispano-mauresque, qui a vécu sous le règne almohade, à cheval entre le 12ème et le 13ème siècle. Les astrolabes qu’il nous a légués sont datés de 1208 à 1218 (605 à 615 de l’Hégire). En ce temps-là, les astronomes de cette Ecole étaient formés au pays  d’Al andalous, Espagne
Zarqali et son astrolabe. Timbre espagnol
musulmane, où le maître absolu en la matière, un siècle avant, était le grand astronome de Tolède,  Abû Ishaq Ibrahim Zarqali. Ce dernier avait été l’inventeur d’un nouveau type d’astrolabe dit universel et ses écrits ont grandement influencé les astronomes européens Nicolas Copernic et Galileo Galilei qui avaient introduit la vision héliocentrique du monde, au 16ème siècle. Deux noms issus de cette école se détachent : Abû Bakr ibn Yûsuf (Marrakech) et Mohammed ibn al-Fattouh Al  Khama'iri (Marrakech et Séville). Abû Bakr a donc vécu et travaillé à Marrakech quand cette ville avait moins de cent ans et la Koutoubia était en cours d’édification. Il a fabriqué des astrolabes, quelques fois pour des rois et des princes almohades. Il a également construit des astrolabes prévus pour fonctionner au Maroc, en Espagne, au Portugal, en Egypte, en Palestine, en Arabie Saoudite et en Irak. Plus précisément, les tympans de ses astrolabes étaient gravés pour les latitudes des villes de Marrakech, Fès, Sijilmassa, Sebta (Ceuta), Almeria, Cordoue, Séville, Tolède, Saragosse, Misr (vieux Caire), Al Qods (Jérusalem), La Mecque, Médine et Baghdad. Il est fort probable qu’Ibn al-Banna’ (1256-1321), mathématicien et astronome marocain, ait utilisé un des astrolabes d’Abû Bakr pour ses travaux d’astronomie, dans un lieu appelé Al borj à Marrakech.

Fonctionnement et utilisation de l’astrolabe (Voir le schéma d’un astrolabe démonté)

On attribue l’invention de l’astrolabe à un savant grec, Hipparque, du II ème siècle av. J.-C. Astrolabe est un nom grec composé des mots ‘astro’ et ‘labe’, qui signifie ‘’preneur d’astre’’. C’est un instrument qui permet des calculs astronomiques par le mouvement d’une pièce circulaire, l’araignée العنكبوت sur laquelle on a matérialisé les étoiles les plus brillantes du ciel. Cette pièce va tourner autour d’un axe central par rapport aux lignes gravées sur un tympan qui permettent de situer ces étoiles depuis le lieu de l’observation. L’instrument va alors permettre d’établir des relations entre la position des étoiles et le temps.
Astrolabe nautique
sans araignée
Pour utiliser un astrolabe, on le tient à la verticale au-dessus de l’œil. Au dos de l’instrument, se trouve une règle pivotante, الحدادة, l’alidade qui est munie de deux œilletons à travers lesquels on vise l’étoile connue et déjà matérialisée sur l’araignée. Cette visée permet la lecture en degrés de la hauteur de cette étoile sur le pourtour de l’astrolabe, mettons 40°. On retourne ensuite l’astrolabe pour en utiliser l’autre face et on fait pivoter l’araignée jusqu’à mettre la pointe de l’étoile concernée sur le cercle, almicantarat, de hauteur 40°, gravé sur le tympan du lieu d’observation. On amène alors l’ostenseur sur la position du soleil le jour de la mesure et on lit à l’extrémité de cet ostenseur l’heure solaire indiquée. Le jour, c’est le soleil qui est visé (attention aux yeux !).
A partir de ce genre de manipulations, on a pu obtenir d’innombrables applications. Al Khawarizmi, inventeur de l’algèbre, estime avoir résolu 43 problèmes mathématiques à l’astrolabe.
Ce sont les Arabes qui, à partir du 7ème siècle, vont "déterrer" cet instrument laissé à l’abandon pour lui donner une nouvelle vie. Mais pourquoi donc les Arabes ont-ils adopté cet instrument en particulier ? Pourquoi a-t-il été l’objet  de toutes les attentions et de toutes les études de leurs mathématiciens qui y ont apporté de nombreuses améliorations, durant des siècles? Des lignes d’égale hauteur des étoiles, des lignes d’égal azimut, le carré des ombres,  la trigonométrie sphérique, avec des termes que l’Occident adoptera par la suite (zénith, azimut, nadir, almicantarat, alidade etc.). Réponse : Parce qu’à partir du 7ème siècle, les Arabes étaient partis aux quatre points cardinaux pour la propagation de l’Islam et dans ces contrées, ils avaient besoin d’un instrument qui puisse leur donner les heures de prière, la direction de La Mecque pour les prières et pour l’orientation  à la construction des mosquées.
Parmi les innombrables fonctions de l’astrolabe, on peut citer les suivantes :                                                                                                  
·Détermination des heures en général et des heures de prière.
·Détermination des directions, de La Mecque (Qibla) en   particulier.
·Connaître les lever et coucher du soleil et des étoiles.
·Détermination de la latitude et de la longitude d’un lieu. 
Connaitre la hauteur d'une montagne, d'un mur, d'un rempart, d'un arbre... 
·Connaître la largeur d’un fleuve.
·Connaître la profondeur d’un puits et faire  des mesures dans des lieux inaccessibles.
Une forme simplifiée de l’astrolabe, sans araignée, a servi pendant des siècles pour l’orientation des vaisseaux, dans la navigation maritime.
C’est donc une espèce d’ordinateur d’il y a 1000 ans, avec une horloge et une boussole. Selon les Anciens, la Terre est ronde et se trouve enveloppée par une autre grande sphère sur laquelle sont incrustées les étoiles. Cette ‘’sphère des fixes’’, sur laquelle les étoiles gardent les mêmes distances entre elles, tourne autour de la Terre, laquelle est donc au centre. L’araignée est une représentation plane de la grande sphère et le nom en arabe de cette pièce est plus parlant العنكبوت qui veut dire toile (d’araignée). N’est-ce pas donc notre Web, notre Net, notre toile du 21 ème siècle ? D’ailleurs de nombreux auteurs se contentent d’écrire al Ankabout…

Les astrolabes d’Abû Bakr ibn Yûsuf

La construction d’un astrolabe nécessitait la maîtrise de nombreuses disciplines scientifiques,  les plus en avance du moment : la trigonométrie sphérique, la géométrie, la connaissance du mouvement des étoiles, la géographie, la chimie, le travail sur les métaux et aussi l’astrologie. C’est cet instrument astronomique qui caractérise le mieux ce que l’on appelle علم الفلك, l’astronomie musulmane.
Les astrolabes d’Abû Bakr sont les témoins d’une époque, 8ème-15èmesiècle, où les savants musulmans étaient la référence dans le monde des sciences exactes : leurs ouvrages étaient traduits en latin, leurs instruments de mesure astronomiques imités, étudiés et utilisés dans les universités européennes. Les lieux de transmission de ce savoir étaient les monastères de Catalogne (Ripoll, Vic…), au nord de l’Espagne, où les savants européens venaient apprendre ces sciences. C’est le cas du moine Gerbert d’Aurillac qui allait introduire les chiffres arabes en Occident. A son retour en France, il devint Pape sous le nom de Sylvestre II, en l’an 999.
Le monde arabo-musulman et l’Occident n’étaient donc pas hermétiquement fermés l’un pour l’autre. Les transferts de connaissances, dans les deux sens,  se faisaient par l’Espagne et par la Sicile.   
Six astrolabes, certaines sources parlent de neuf, fabriqués par Abû Bakr ibn Yûsuf sont parvenus jusqu’à nous :
  •   Celui du musée astronomique de l’Observatoire de Strasbourg en France
  •    Celui du musée Paul-Dupuy de Toulouse en France
  •    Celui de la collection du baron d’Empire D. J. Larrey   (France).                    
  •     Celui du musée archéologique de Rabat
  •     Celui de Instituto de Valencia de Don Juan de Madrid
  •    Celui de Science Museum de Londres (araignée et tympan)
 
        
Pour tous ces astrolabes, les inscriptions sont gravées en arabe coufique. Comme dans les travaux de la Grande mosquée de Cordoue, les lettres se terminent par des demi-palmettes. On peut s’étonner que pour un instrument censé effectuer des calculs et des mesures, il n’y ait aucun nombre inscrit en face des graduations ou des cercles pour donner leur dimension. En fait, ces indications sont données dans la numérotation Abjad. Ce système décimal était utilisé dans le monde arabe depuis le 8ème siècle.  On assigne à chacune des 28 lettres arabes une valeur numérique selon son rang alphabétique. Par exemple, pour indiquer la date de fabrication 614 de l’Hégire d’un astrolabe, Abû Bakr va graver au dos de l’astrolabe داخ, car selon la numérotation Abjad,  600 = خ, 1 = ا  et 4 = د 
Les astrolabes d’Abû Bakr ont tous des araignées semblables avec le même nombre d’étoiles matérialisées, 28. Chacun de ces astrolabes a eu un parcours plus ou moins  « glorieux ».


Astrolabe d’Abû Bakr du musée de l’Observatoire de Strasbourg 


Astrolabe de Strasbourg. Mère et araignée
Sa première présence à l’Université de Strasbourg daterait de 1636. Toutefois, c’est en 1820 que Pierre-Fréderic Sarrus, un  professeur de mathématiques de cette université allait le sortir de l’anonymat. Sarrus va consacrer 20 ans (!) de sa vie à cet astrolabe trouvé dans les caves de l’université, pour en publier une description détaillée en 1852. Il figure en 1879 dans le premier inventaire allemand. Quelques modifications avaient été apportées à cet astrolabe (avant Sarrus), certainement pour s’en servir sous des latitudes pour lesquelles il n’était pas destiné. Deux tympans astrologiques avaient été ajoutés, avec des inscriptions en latin pour les latitudes 44° (Toulouse ?) et 48°, Strasbourg. Abû Bakr avait fabriqué cet astrolabe pour servir sous les latitudes de Marrakech, Fès, Sijilmassa, Al Qods (Jérusalem), Tolède et Saragosse. Naturellement, toutes ces informations se trouvent dans  les archives de l’Université de Strasbourg.
Le musée de l’Observatoire de Strasbourg considère cet astrolabe comme l’œuvre majeure exposée dans ses murs et classée dans son propre patrimoine scientifique. Si son lieu d’exposition habituel est Strasbourg, il voyage à travers les  plus grands musées du monde, dans le cadre de prêts d’œuvres d’art et de science entre musées. Cet astrolabe sera visible, par exemple, de septembre 2014 à mars 2015 aux musées Reiss-Egelhorn à Mannheim en Allemagne.
Strasbourg est une ville qui se trouve à la frontière entre la France et l’Allemagne. Elle est actuellement le siège du Parlement européen. C’est une chance pour Abû Bakr, et donc pour le Maroc, de recevoir des visites des deux pays. Cependant, c’est une ville qui, dans son passé  récent, a appartenu à l’un ou à l’autre de ces deux pays, au gré des guerres des deux siècles passés. Le musée astronomique de Strasbourg lui-même a changé plusieurs fois de nationalité !! Mais tapi dans l’ombre à l’intérieur du musée, Abû Bakr veille toujours, le drapeau marocain vigoureusement brandi ; l’écriteau placé à côté de son astrolabe, quelle que soit la nationalité de ce musée,  porte toujours l’indication : Astrolabe marocain. Fait par Abû Bakr ibn Yûsuf à Marrakech. 1208-1209 (605 de l’Hégire). Si l’on s’approche de l’astrolabe, on lit gravé en demi-cercle, en arabe coufique :
Fait par Abû Bakr ibn Yûsuf dans la ville de Marrakech, qu’Allah la rende prospère- année  605-




Astrolabe d’Abû Bakr du musée Paul-Dupuy de Toulouse.


Astrolabe d'Abû Bakr de Toulouse
C’est cet astrolabe qui m’a fait l’effet d’un électrochoc, la première fois. Selon les documents, on ne sait pas tout à fait comment il serait parvenu en France. La présence d’ un tympan gravé pour la ville de Saragosse laisse supposer qu'il aurait servi dans cette ville. Saragosse (سرقسطة) était la plus septentrionale de l’Espagne musulmane, juste au pied des Pyrénées et de ce fait, l’astrolabe serait parvenu à partir de cette ville à Toulouse. Il a fait partie ensuite de la collection des descendants de Paul Riquet (1609-1680), constructeur du Canal du Midi. Ce canal a été creusé, au sud de la France, pour fournir une voie navigable entre la Méditerranée et l’Atlantique, en passant à Toulouse. Mais alors, on peut se demander si  l’astrolabe d’Abû Bakr ibn Yûsuf  n’aurait pas servi  pour faire des relevés topographiques sur le terrain et des calculs des dénivellations dans le cadre du grand chantier pharaonique du 17ème siècle, au Royaume de France ! Il a été exposé au musée Saint Raymond  à Toulouse en 1893 et transféré ensuite au musée Paul-Dupuy de la même ville.

Astrolabe démonté
Il y a une quinzaine d’années, ce musée a eu l’heureuse idée de s’associer à l’édition d’un ouvrage sur l’astrolabe, écrit par Raymond D’Hollander (1918-2013).  Ce dernier, polytechnicien et géographe, était directeur de l’Ecole des sciences géographiques à Paris. Cet ouvrage est actuellement le nec plus ultra et la référence unanimement reconnue en matière de livre scientifique sur l’astrolabe. Mais voilà, et c’est la chance d’Abû Bakr : après la présentation de la théorie sur le fonctionnement de l’astrolabe, l’auteur a choisi de présenter comme modèle de l’astrolabe celui… d’Abû Bakr ibn Yûsuf de Toulouse. Dans sa position, cet auteur avait la possibilité de choisir parmi une centaine d’astrolabes dans le monde ; il a opté pour celui d’Abû Bakr car, écrit-il, ‘’il est particulièrement complet et précis’’. Celui qui émet ce jugement est un ancien directeur d’une Grande Ecole de sciences géographiques à Paris en France, Ecole où ont été formées des générations d’ingénieurs, de géographes, de géomètres, d’architectes et au sein de laquelle D’Hollander enseignait sur la base de livres scientifiques qu’il a publiés lui-même. Donc, Abû Bakr est entre de bonnes mains.
L’astrolabe d’Abû Bakr du musée Paul-Dupuy de Toulouse est conçu pour fonctionner sous les latitudes des douze villes suivantes : Marrakech, Fès, Sebta (Ceuta), Almeria, Tolède, Cordoue, Séville, Saragosse, Al Qods (Jérusalem), Misr (vieux Caire), La Mecque, et Médine. Cet astrolabe est démonté et étudié pièce par pièce ; les inscriptions en arabe coufique traduites en français. Les cercles gravés sur le tympan représentant le tropique du Cancer, le tropique du Capricorne, l’équateur, les almicantarats, les cercles d’égal azimut ainsi que l’écliptique de l’araignée sont rigoureusement recalculés. Le nom d’Abû Bakr est cité plus de 50 fois. On perçoit entre les lignes et tout le long de l’ouvrage, le grand  respect du géographe français envers l’astronome marocain, avec près de 800 ans de décalage !

Astrolabe d’Abû Bakr de l’ex-collection du baron  D.J. Larrey  

Dominique-Jean Larrey (1766-1842) est le médecin militaire de Napoléon Bonaparte. Sa statue trône dans le hall d’entrée de l’Académie nationale de médecine de Paris. Il est le père de la médecine d’urgence et le précurseur en matière de secours immédiat aux blessés sur les champs de bataille grâce à des ambulances  chirurgicales mobiles. De ce fait, il a accompagné les troupes napoléoniennes dans divers pays occupés par ces troupes. Il se trouve que l’armée de Napoléon a été présente un peu partout en Europe et en Egypte. Elle a occupé l’Espagne durant une courte période avec une présence mouvementée à Madrid, Grenade et Saragosse, entre autres. L’astrolabe d’Abû Bakr étant destiné à plusieurs villes d’Espagne, ce sont probablement ces évènements qui pourraient expliquer la présence de l’astrolabe d’Abû Bakr ibn Yûsuf dans l’ex-collection du baron d’Empire D.J. Larrey.
Actuellement, la maison natale de D.J. Larrey  à Baudéan dans les Pyrénées est un musée, mais l’astrolabe d’Abû Bakr fait partie d’une collection privée.

Astrolabe d’Abû Bakr du musée archéologique de Rabat 

Dans les très rares documents ou sites qui parlent d’un astrolabe dans un musée à Rabat, on le situerait plutôt au musée des Oudayas. En fait, cet astrolabe a été transféré, sans annonce aucune, du musée des Oudayas au musée archéologique de Rabat.
C’est, malheureusement, cet astrolabe qui a la situation la moins "glorieuse". Il ne peut y avoir que deux hypothèses possibles et dans les deux cas, c’est une catastrophe. C’est soit que les responsables de la Culture au Maroc savent que cet astrolabe a été fabriqué par un grand astronome marocain, Abû Bakr ibn Yûsuf, en 1213-1214 (610 de l’Hégire) à Marrakech, soit qu’ils ne savent rien de tout cela.
Ils le savent. Mais alors, pourquoi l’exposer de manière anonyme et ne pas mettre au moins un écriteau avec les données principales exactes : Nom d’Abû Bakr ibn Yûsuf, la date de fabrication, le lieu de fabrication. Toutes ces données, Abû Bakr les a gravées sur les tympans et au dos de l’astrolabe présenté dans la vitrine ! Ils auraient pu lancer la préparation d’une petite brochure, comme les musées français qui respectent notre savant marocain, brochure explicative qui pourra aider et éclairer ceux des visiteurs qui veulent en savoir plus sur cet astrolabe ou encore les chercheurs. Ils auraient aussi évité de faire une réparation très grossière où l’on a introduit un écrou à ailettes bien visible, de fabrication récente, au lieu d’un essieu avec une clavette ou un cheval traditionnel. Du pur bricolage ! Nous avons encore au Maroc des artisans-graveurs traditionnels sur métaux, héritiers d’un grand savoir-faire  dans certains ateliers à Marrakech et à Fès  qui auraient fait cette réparation de la meilleure façon possible. Abû Bakr ibn Yûsuf a droit à des égards chez lui au Maroc, comme c’est le cas dans les musées à l’étranger.
Je peux témoigner de  la grande envie des quelques jeunes (et courageux) visiteurs marocains et étrangers de ce musée pour en savoir plus et de leur frustration devant une vitrine sans informations utiles et même avec des informations erronées. Je me suis transformé à chaque visite en conférencier bénévole au service d’Abû Bakr !
Ils ne le savent pas. Alors, il est consternant de constater que, depuis 800 ans, aucun responsable du patrimoine scientifique marocain, ne s’est avisé de traiter dignement notre savant, de le connaître et de le faire connaître aux Marocains. Huit cents ans c’est long, et surtout depuis deux siècles, son nom circule dans les musées européens. De plus, actuellement de nombreux ouvrages sur l’astronomie musulmane ont en couverture une photo, pleine page, de l’un de ses astrolabes. A l’ère d’internet, des smart phones et des congrès internationaux sur ces questions, on aurait dû sortir Abû Bakr de son isolement et de l’anonymat beaucoup plus tôt, et donner ainsi de la fierté aux Marocains.
En fait, le constat est sans appel : Ils ne savent rien de tout cela. Cet astrolabe d’une valeur inestimable tant du point de vue historique que scientifique est  invariablement présenté, de façon anonyme dans ce musée comme un banal objet de l’artisanat, malgré toutes mes tentatives, auprès des ministres concernés, pour attirer l’attention sur cette situation et pour mettre en valeur une pièce majeure de notre patrimoine scientifique. 

Le musée du Louvre de Paris au secours d’Abû Bakr ibn Yûsuf !

Le musée du Louvre est, sans conteste, l’un des plus grands musées du monde. C’est la vitrine des grandes civilisations, où s’expose le meilleur de ce que chacune d’entre elles a pu produire. Il reçoit environ 10 millions de visiteurs par an, ce qui est à peu près le nombre de visiteurs que le Maroc, toutes destinations confondues, reçoit chaque année. Dans le cadre de l’événement « Le Maroc médiéval », du 17 octobre 2014 au 19 janvier 2015,  le musée du Louvre exposera, entre autres, l’astrolabe d’Abû Bakr ibn Yûsuf prêté par le musée Paul-Dupuy de Toulouse !  Ce même astrolabe sera ensuite visible au nouveau musée de Rabat à partir du 2 mars 2015.
A ma connaissance, c’est la première fois qu’un Marocain aura une œuvre scientifique exposée au musée du Louvre. C’est la consécration mondiale d’Abû Bakr ibn Yûsuf et c’est
 H I S T O R I Q U E, pour le Maroc. L’astrolabe d’Abû Bakr va côtoyer ‘’La Joconde ‘’ de Léonard de Vinci, la Vénus de Milo et le Scribe égyptien qui s’apprête à écrire ce que lui dicte le Pharaon, toutes des œuvres éternelles. Grâce à Abû Bakr ibn Yûsuf, l’astronomie et les sciences marocaines  seront les vedettes de l’automne au Louvre à Paris. Une certitude : les nombreux visiteurs qui défileront devant cet astrolabe marocain auront une certaine idée du Maroc et de la civilisation marocaine. Ceux parmi eux qui visiteront par la suite notre pays sauront que le Maroc n’est pas réduit seulement à ce qu’en disent les guides touristiques.
Il faut espérer  que les Marocains à Paris, Toulouse, Strasbourg, Mannheim et au Maroc  iront en nombre  admirer les chefs-d’œuvre d’un savant astronome marocain, ce qui entre autres, leur donnera du baume au cœur et leur procurera une saine et grande fierté.
 Nous découvrons, maintenant, que nous avons un grand savant astronome marocain dont on expose les œuvres dans des musées prestigieux en Europe ; notre statut va changer et il serait inacceptable de continuer à vivre dans l’ignorance des savants marocains et de l’astronomie arabe, notre situation deviendrait intenable et inconfortable. Nos élèves, nos lycéens, nos étudiants, nos congressistes et même nos ministres s’ils devaient rencontrer leurs homologues élèves, lycéens, étudiants, congressistes ou ministres européens seraient désarçonnés et surpris d’apprendre que ces derniers en savent beaucoup plus qu’eux-mêmes sur les savants arabes, sur l’astronomie arabe, sur les anciens instruments astronomiques et donc sur notre propre Histoire. Pour la simple raison qu’ils ont déjà appris ces matières dans certaines écoles primaires, au lycée (quelques heures par an), visité des musées qui exposent des objets de cette époque, consulté des livres dans quelque bibliothèque spécialisée ou suivi des émissions scientifiques de télévision qui traitent ces questions. Une mise à niveau s’impose donc, si nous voulons être à la hauteur du talent de notre illustre savant, Abû Bakr ibn Yûsuf, et si nous voulons faire bonne figure quand il nous représentera au musée du Louvre !
Peut-être allons-nous introduire dans notre enseignement secondaire quelques heures  par an dédiées à l’astronomie arabe, comme cela se fait ailleurs ? Peut-être que l’on introduira cette discipline en fin du primaire, comme certain pays européen, sous une forme simple et pratique intitulée ’’Découvertes en pays d’Islam’’ ? Peut-être même allons-nous développer cette discipline dans l’enseignement supérieur et encourager ainsi la recherche dans ce domaine pour avoir nos propres thèses sur notre propre histoire scientifique ? Peut-être aussi allons-nous donner le nom d’Abû Bakr ibn Yûsuf à quelque faculté des sciences, à quelque Observatoire ? Peut-être que son exemple suscitera des vocations et aidera à l’émergence de nouveaux talents scientifiques marocains ? Peut-être aussi allons-nous mettre en valeur son astrolabe au musée archéologique de Rabat, comme c’est le cas dans les autres musées européens, avec les explications et les brochures qui éclairent les visiteurs, les étudiants et les chercheurs ? Peut-être enfin que quelque artiste marocain va nous faire un monument en son honneur, tenant son astrolabe, triste et  amer d’avoir été ignoré chez lui pendant huit siècles ?
Abû Bakr ibn Yûsuf, savant astronome marocain, nous a légué des astrolabes qui donnent non seulement les heures du jour mais aussi les siècles de l’Histoire.
Quel que soit l’accueil que l’on voudra bien lui faire chez lui au Maroc,  il  continuera  d'accompagner ses astrolabes à travers les musées du monde et s’assurera chaque fois que l’on a bien précisé sur le cartel placé à côté de ses astrolabes : "Fait à Marrakech qu’Allah la rende prospère, par Abû Bakr ibn Yûsuf ".  
Comme il l'a gravé lui-même au dos de tous ses astrolabes:






-Article paru dans le journal L'Opinion le 13 septembre 2014      
                                                                                                                                                                         Abdelmalek  Terkemani
Chercheur et expert international


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