Abderrahman 1er (731-788), l’Omeyade,
avait lancé les premiers travaux de cette mosquée en 786. Les travaux
d’agrandissement par ses successeurs Abderrahman II en 833, Al Hakam II en 961
et enfin Al Mansour en 987, se sont étalés sur plus de deux siècles. Après
la chute de Cordoue, en 1236, la mosquée a été « modifiée »
et finalement interdite de prières pour les Musulmans :
· Une
cathédrale a été édifiée en plein milieu de la mosquée, de nombreux piliers
détruits et la toiture éventrée.
· Les
portes d’accès à la salle des prières, à partir de la cour des ablutions
(maintenant des Orangers), ont été emmurées.
· Le
minaret a été partiellement détruit et emmuré également pour être transformé en
un clocher (Torre Campanario).
MOSQUEE DE CORDOUE |
Malgré ces « modifications », des centaines de milliers de visiteurs accourent, chaque année, du monde entier pour voir, in situ, le monument le plus emblématique de l’architecture musulmane en Occident.
De nombreux historiens musulmans, Ahmed Ibn Idhari au
14ème siècle, Ahmed Al-Maqqari (1577-1632) ont décrit la Mosquée de
Cordoue et, en particulier, son minaret. Cependant, c’est la description de
Mohamed Al-Idrissi (1100-1165) géographe et cartographe marocain, qui est
exceptionnelle et qui donne des détails, maintenant disparus, mais que l’on
peut exploiter utilement.
Là, nous disposons du témoignage vivant, authentique
et unique sur un monument au sommet de sa splendeur, visité et étudié par l’auteur,
il y a environ neuf siècles.
Al-Idrissi (1100-1165) né à Sebta, avait fait ses
études à Cordoue, alors capitale d’Al-Andalous, Espagne musulmane. La période concernée,
12ème siècle, correspond à celle de la dynastie des Almohades. Dans "Nuzhat al-Mushtaq fi Ikhtiraq
al-Afaq", son œuvre monumentale, plus d’une centaine de villes, à
travers le monde, sont décrites avec leur vie sociale et les lieux dignes
d’intérêt. L’ouvrage est enrichi par 70 cartes géographiques de différentes
régions du monde. La description de Cordoue et sa mosquée est extraite de Nuzhat,
traduite sous le titre "Première géographie de l’Occident".
Al-Idrissi nous parle de détails, maintenant disparus, qui nous seraient restés
inconnus à jamais sans son témoignage : par exemple, l’énorme volume de
Coran, avec des pages calligraphiées de la main de ‘Uthman Ibn Affan‘,
que deux hommes portent devant l’imam de la mosquée de Cordoue avant
chaque prière.
LE MINARET DE CORDOUE
Le présent document va traiter essentiellement de l’histoire du minaret de
cette mosquée, et de sa destinée exceptionnelle.
Ce minaret a été construit en 951 à l’époque d’Abderrahman III ( الناصر لدين الله ), premier
Khalife de Cordoue. Après les extensions opérées de la Mosquée, il avait
remplacé le premier minaret de 786.
Après la prise de Cordoue, le minaret était resté visible jusqu’en 1593. C’est
à partir de cette date que les travaux de construction d’une tour-clocher ont
commencé. La partie haute du minaret a été démolie pour recevoir des cloches.
Le tremblement de terre de Lisbonne en 1755 avait, dit-on, causé d’autres
dégâts au vieux minaret. Ce dernier a été alors
complètement emmuré (le vide entre le minaret et le clocher a été rempli de pierres), et n’est plus visible de l’extérieur, depuis quatre
siècles. Comme s’il n’a jamais existé et personne n’en parle plus depuis des siècles !
Et pourtant, il en reste quelque chose, qui le fait vivre dans d’autres régions
du monde et même en plein Vatican à Rome !
On voudrait en savoir plus sur ce minaret de la capitale d’Al-Andalous,
quand Cordoue, avec sa bibliothèque de 400.000 livres, était le phare de la
civilisation universelle, à l’exemple d’Alexandrie et de Byzance.
De l’extérieur, on ne voit que le clocher et les autorités religieuses chrétiennes à
Cordoue avaient interdit l’accès à ce clocher (depuis peu, les visites sont
autorisées et l’escalade est payante).
Et là, on a recours aux écrits de Mohamed Al-Idrissi où il décrivait ce
minaret [ Nouvelle géographie de l’Occident ] :
Au nord de la mosquée, il y a un minaret d’une construction singulière, la technique en est splendide et la forme d’une rare beauté. Il s’élève vers le ciel, à une hauteur de cent coudées mecquoises (50 mètres environ) ; la hauteur de l’emplacement où le mouaddine se tient debout est de quatre-vingt coudées (40mètres environ) et, de là au sommet, il y a encore vingt coudées (10 mètres). Au sommet du minaret, se trouve un pavillon avec quatre portes où chaque nuit, deux mouaddines passent la nuit. Les mouaddines de ce minaret sont au nombre de seize, et ils lancent les appels à la prière suivant un roulement qui en assigne deux à cette tâche chaque jour. Sur la coupole qui surmonte le pavillon, on voit trois pommes d’or, deux d’argent et des feuilles de lys. La plus grande de ces pommes pèse soixante livres (de celles qui servent à peser l’huile). Le nombre de personnes attachées au service de la mosquée est de soixante ; ils sont sous la surveillance d’un intendant.
On monte jusqu’en haut de ce minaret par deux
escaliers dont l’un est à l’ouest et l’autre à l’est. Deux personnes qui partent du pied de celui-ci ne se rencontrent pas avant
leur arrivée au sommet.
ESCALIER DU MINARET
Occupons-nous du double escalier de ce minaret tel qu’il
est décrit par Al-Idrissi. Et essayons de comprendre le sens de la
dernière phrase du géographe.
En général, sinon tout le temps, l’escalade vers le
haut d’un minaret se fait par un seul escalier et ici il est question de deux.
Les minarets au Moyen-Orient sont cylindriques. Arrivés au Maroc et ensuite à Al-Andalous, ils sont devenus à base carrée pour s’inspirer de l’architecture locale.
La Koutoubia à Marrakech, la Tour Hassan à Rabat et la Giralda à Séville rappellent bien les tours des
Ksours d’Aït Benhaddou ou de la vallée du Dadès. L’escalade de ces minarets se
fait par un escalier/rampe hélicoïdal, spirale avec pente douce. [J’ai escaladé
la rampe de la Koutoubia en 1955 lors de prières rogatoires ! et celle de
la Giralda à Séville dans les années 90].
Les architectes musulmans ont une très grande expertise dans la conception et la réalisation des escaliers/rampes.
L’escalier/rampe extérieur du minaret de Samarra en Irak (construit en 850) est un modèle de la maitrise dans la construction de ces rampes.
MINARET DE SAMARRA EN IRAK |
Ici cette rampe est en même temps hélicoïdale et conique.
Revenons au minaret de Cordoue. Al-Idrissi nous parle de deux escaliers, ce qui est exceptionnel, mais en plus il ajoute que « deux personnes qui partent du pied de l’escalier ne se rencontrent pas avant leur arrivée au sommet ».
Si ces deux escaliers étaient complètement séparés, et loin l’un de l’autre, cela irait de soi qu’ils ne se rencontrent qu’arrivés en haut.
Comme l’auteur insiste et donne cette indication, cela veut dire que ces deux escaliers sont imbriqués l’un dans l’autre pour occuper le même volume et permettre que « deux personnes qui partent du pied de l’escalier ne se rencontrent pas avant leur arrivée au sommet ». Compte tenu du volume exigu que doivent occuper ces deux escaliers, une seule forme d’escalier peut permettre que « deux personnes qui partent du pied de l’escalier ne se rencontrent pas avant leur arrivée au sommet » : c’est un escalier à double hélice ou escalier à double révolution. ( Il s'agit ici d'une hypothèse fort probable ).
Schéma escalier à double révolution |
Il est donc constitué de deux escaliers en un ; une personne peut descendre et une peut monter sans se rencontrer ! Les deux escaliers tournent l’un autour de l’autre et s’articulent autour d’un élément central présent sur toute la hauteur du premier niveau du minaret, soit 40 mètres.
Sur place à Cordoue, comme tous les monuments
musulmans en Espagne, l’escalade dans le vieux minaret est payante (la visite
dure 30 minutes, pas une seconde de plus). Le préposé à la visite du minaret me prévient que cette escalade
est très très difficile, à partir d’un certain âge. [OK, merci pour l’info,
mais moi à 80 ans, j’ai fait le déplacement du Maroc pour cela, et je me suis entrainé
en conséquence!]
Au départ de l'escalade, il y a un escalier récent en bois, sur une hauteur de 15 mètres environ. Ensuite, on emprunte l’escalier du vieux minaret, et là je scrute tous les détails. L'escalier et les cloisons sont en pierre de taille. La largeur des marches est d'environ 90 cm, et la hauteur de 40 cm, ce qui rend la montée très "athlétique". Arrivé bien essouflé en haut, ce qui doit être le niveau des mouaddines, j’ai pensé à ces centaines de personnes qui avaient lancé de cet endroit exactement et pendant des siècles, des appels à la prière. Oui pour la prière dans la capitale d’Al-Andalous, dans la plus grande mosquée du monde occidental.
الله أكبر، الله أكبر.. الله أكبر، أشهد أن لا إله إلا الله، أشهد أن لا إله لا الله، أشهد أن محمدًا رسول الله، أشهد
أن محمدًا رسول الله، حي على الصلاة، حي على الصلاة، حي ع الفلاح، حي على الفلاح، الله أكبر، الله
أكبر، لا إله إلا الله
Je vois sur une hauteur de 2 mètres la partie extérieure de l’ancien minaret. Sa forme carrée est d’environ 7 mètres de côté. Les documents espagnols parlent de deux « escaliers indépendants » et rappellent d’ailleurs la description d’Al-Idrissi. J’en ai emprunté un, mais où se trouve l’autre ?
Il est là !, on ne le voit pas, car ses accès ont
été emmurés, mais il doit être là ! En descendant, je remarque que le plafond a la
même pente que celle de l’escalier emprunté. Dans les tournants, le plafond
tourne de la même manière. Le deuxième escalier est donc là et circule
exactement au dessus de l’escalier sur lequel je suis. Quelquefois, on devine
des marches vues d’en bas (voir photo, ci-dessous) !
Les deux escaliers sont indépendants car on ne peut passer de l’un à l’autre, en cours d’escalade. Ils sont là, l’un circulant au dessus de l’autre. Ils sont donc bien conçus pour que « deux personnes qui partent du pied de l’escalier ne se rencontrent pas avant leur arrivée au sommet ». On peut aussi ajouter qu’une personne qui monte par un escalier, ne rencontre pas une autre empruntant l’autre escalier.
ESCALIER A DOUBLE REVOLUTION DU MINARET DE CORDOUE |
POURQUOI DONC UN ESCALIER A DOUBLE REVOLUTION ?
- On peut penser que l’architecte a voulu réaliser une prouesse artistique et architecturale digne d’un monument qui sera déclaré dix siècles plus tard « Patrimoine Mondial » par l’UNESCO.
- Il est possible que l’architecte ait réalisé cet escalier « deux en un » pour éviter des « embouteillages ». En temps normal, il n’y a que 16 mouaddines qui l’empruntent. Mais en temps de prières rogatoires ou de fêtes religieuses et donc de grande affluence, il se pourrait que de nombreux fidèles soient amenés à l’emprunter.
- Enfin, certains khalifes avec leur suite ont souvent voulu escalader des minarets et ce type d’escalier offre plus de confort et de… sécurité. Le Khalife emprunte un escalier et le deuxième est réservé à sa suite.
ESCALIERS À DOUBLE HELICE EN FRANCE
Après de nombreux siècles, des escaliers à double
hélice/révolution allaient faire leur apparition, en particulier dans des châteaux royaux
en France. C’est le cas du château de Chambord, de celui de Blois et de Pierrefonds.
De nos jours, ces châteaux sont très fréquentés et ce sont ces escaliers à
double hélice qui sont particulièrement fascinants
pour les touristes du monde entier.
ESCALIER A DOUBLE REVOLUTION DE CHAMBORD |
Cependant, l’histoire et la conception de ces
escaliers au temps de la Renaissance restent entourées de mystère. Tout d’abord,
la forme hélicoïdale (spirale) reste très éloignée des tendances de la
Renaissance qui privilégie des escaliers droits. Et surtout, la légende attribue la
réalisation de l’escalier de Chambord au grand génie artistique italien, Leonardo Da Vinci. Ce dernier avait été invité à venir s’installer en France,
en 1516 par le roi François 1er. . Ce qu’il avait fait jusqu’à sa
mort en mai 1519, au Clos Lucé. Le
roi allait lancer les travaux du château de Chambord quatre mois plus tard et
Da Vinci ne peut pas les avoir dirigés.
Schéma Escalier 1 et 2 à double révolution de Chambord |
Actuellement, les documents distribués aux visiteurs attribuent la réalisation de cet escalier au génial Da Vinci et décrivent l’escalier à double révolution de Chambord par la phrase «deux personnes qui partent du pied de l’escalier ne se rencontrent pas avant leur arrivée au sommet ». Exactement la même phrase écrite par Al-Idrissi pour décrire l’escalier du minaret de Cordoue, quatre siècles auparavant. Mais de cela, il n’y a aucune allusion dans les documents de Chambord, de Blois ou de Pierrefonds. Pourtant, les deux seules copies du livre d’Al-Idrissi qui parle d’un escalier à double hélice dans le minaret de Cordoue, sont bien conservées à la Bibliothèque Nationale de France à Paris et à la Bodleian Library à Oxford.
ESCALIER À DOUBLE RÉVOLUTION DU VATICAN
Il existe un magnifique escalier dans le musée du
Vatican, appelé « Escalier de Bramante ». Je l'ai escaladé, il y a une vingtaine d'années. En fait, cet escalier a été
réalisé par l’architecte italien Giuseppe Momo, en 1932. On lui a donné le nom
de Bramante, architecte de la Renaissance, pour lui faire remonter sa paternité
à cette époque. Et aussi, parce que Bramante avait connu Da Vinci qui, on le
sait maintenant, n’est pas vraiment le réalisateur de l’escalier de Chambord.
L’escalier du Musée du Vatican (qui donne accès à la
chapelle Sixtine) est un chef-d’œuvre artistique. Les rampes sont amples et
elliptiques. Elles ne tournent plus autour d'un élément construit. Depuis mille ans, les techniques artistiques et architecturales
ont évolué, mais le principe de l’escalier à double révolution est le même. Et
la source d’inspiration première pour un escalier à double révolution se trouve
dans le minaret de Cordoue, qui remonte à dix siècles !
On voit au
centre de la photo les pieds des deux escaliers. On voit aussi que les
visiteurs qui montent par l’un ne peuvent rencontrer ceux qui descendent par l’autre.
ESCALIER A DOUBLE REVOLUTION (1 ET 2) DU VATICAN |
L’ESPRIT DES "TROIS CULTURES"
L’histoire du minaret de Cordoue et de son escalier est le symbole des relations entre les pays d'Islam et l'Occident. Ce minaret a été démoli en partie, enveloppé par les murs d’une tour-clocher et rendu complètement invisible depuis des siècles. Par son escalier magique extraordinaire, il a repris vie dans des batiments qu'il a inspirés: des châteaux royaux en France, des Instituts artistiques et d’architecture à travers le monde et au Vatican à Rome…
Le monde arabe et musulman a bien transmis à l’Occident
d’autres choses que cet escalier, qui ont permis des avancées phénoménales dans l'histoire de l'humanité : L’algèbre, la numérotation, la trigonométrie sphérique, l’astronomie,
la médecine, l’ophtalmologie, la chimie, la botanique, l’architecture…Et cette
transmission s’est faite, en général, par Al-Andalous et on en parle rarement
ou pas du tout. Comme pour cet escalier, il y a eu un voile, un vrai voile celui-là !,
sur toutes ces choses transmises.
Ce qui a été transmis aussi et qui reste un exemple unique dans l'histoire de l'humanité, c'est cette période de coexistence pacifique et de tolérance religieuse qui a duré plusieurs siècles.
A Cordoue et de nos jours, il existe une ''Place des Trois Cultures'' et un ''Musée des Trois Cultures'' (dans la Torre de Calahorra القلعة الحرة ) pour rappeler et chanter cette époque de paix et de tolérance entre ces Trois Cultures. Il faut bien dire que le mérite de cette coexistence pacifique revient, naturellement, à celle de ces Cultures qui détenait le pouvoir politique et la responsabilité dans la marche de la société. On constate, malheureusement, que toutes ces leçons de vie n'ont pas été retenues et que les temps actuels sont ceux des tragédies humaines, des massacres de masse et du génocide du peuple palestinien, sans défense. C'est l'époque du droit international bafoué et aussi de l'esprit des "Trois Cultures" trahi.
Abdelmalek Terkemani
Chercheur
Pour en savoir plus:
"Cordoue et sa mosquée, il y a mille ans, comme si vous y étiez..."